Alexandre Benalla avait-il le droit de refuser de répondre aux questions de la commission d’enquête sénatoriale ?
Arguant du fait que les questions qui lui étaient posées étaient similaires à celles qui évoquées dans les enquêtes judiciaires ouvertes parallèlement, Alexandre Benalla a refusé à plusieurs reprises de répondre aux questions des sénateurs lors de son audition du 21 janvier 2019. Il avait adopté la même stratégie lors de son audition du 19 septembre 2018, après avoir même hésité à se rendre à ladite audition en dépit de l’existence de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 selon lequel « toute personne dont une commission d’enquête a jugé l’audition utile est tenue de déférer à la convocation qui lui est délivrée, si besoin est, par un huissier ou un agent de la force publique, à la requête du président de la commission. ».
« Une commission parlementaire a le pouvoir de contraindre quiconque à comparaitre, mais ne peut évidemment l’obliger à répondre. »
Explications de Cécile Guérin-Bargues, Professeur de droit public à l’Université Paris Nanterre.
Alexandre Benalla pouvait-il refuser de répondre aux questions de la commission ?
Bis repetita non placent…mais il semble que oui, même si on peut le regretter. L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 révèle ici son caractère contraignant, dès lors que l’objet de la commission d’enquête parlementaire est en lien avec des faits qui font l’objet de poursuites. Il dispose « qu’il ne peut être créé de commission d’enquête sur des faits ayant donné lieu à des poursuites judiciaires et aussi longtemps que ces poursuites sont en cours. » Il s’agit d’une règle classique des régimes parlementaires que connait par exemple le Royaume-Uni sous le nom de sub judice rule, mais qui oblige les commissions à fonctionner sur une ligne de crête. La pratique est heureusement plus souple qu’une lecture littérale de l’article pourrait le laisser penser. Il n’interdit certes pas –on le voit bien ici – la création de toute commission d’enquête mais conduit à exclure certains éléments des pouvoirs d’investigation de la commission. Dès lors, la liberté de questionnement des parlementaires est limitée par le respect du principe de séparation des pouvoirs, tandis que l’auditionné, bien que sous serment, a la possibilité d’arguer des procédures judiciaires en cours pour refuser de répondre à certaines questions. Lors de l’audition du 21 janvier, comme en septembre dernier, Alexandre Benalla ne s’en est pas privé, provoquant l’agacement de Philippe Bas, Président de la commission qui s’est efforcé à plusieurs reprises, mais souvent en vain, d’inciter l’intéressé à sortir de son silence. La séparation des pouvoirs apparait ici comme un prétexte commode qui permet à l’intéressé d’éviter de donner trop de détails sur des sujets « gênants » – pour reprendre les termes du Président Philippe Bas.
Que risque-t-il ? Le Sénat pourrait-il diligenter une action à son encontre (poursuites, etc.) ?
En agissant de la sorte, Alexandre Benalla ne risque pas grand-chose. Une jurisprudence récente témoigne pourtant de la volonté des institutions parlementaires d’exercer, peut-être plus pleinement que jadis, les pouvoirs qui sont les leurs. En 2016, le Sénat a décidé de transmettre à la justice le cas de Michel Aubier, professeur de pneumologie qui, entendu le 16 avril 2015 par la Commission d’enquête du Sénat sur le coût de la pollution de l’air avait assuré n’avoir « aucun lien avec les acteurs économiques » du secteur, alors que, depuis 1997, il était salarié comme médecin-conseil par le groupe Total. La condamnation du médecin pour « faux témoignage » devant des parlementaires, bien qu’allégée, vient d’ailleurs être confirmée en appel. Néanmoins, il me semble qu’il convient de distinguer le mensonge avéré et le silence gardé. La différence est ténue, mais le droit pénal est d’interprétation stricte. Si la preuve pouvait être apportée que M. Benalla a sciemment menti devant la représentation nationale, une plainte pourrait être déposée par le Sénat avec quelques chances de succès. Il en va différemment sans doute de l’omission de répondre. D’une part, celle-ci peut se fonder sur une interprétation stricte de l’article 6 de l’ordonnance de 1958, d’autre part et surtout, tout un chacun conserve le droit de ne pas s’auto-incriminer. Le problème se retrouve d’ailleurs dans toutes les situations d’éclatement des procédures. Il en va ainsi par exemple des témoins assistés devant la Cour de Justice de la République qui, mis en cause devant les juridictions de droit commun dans le volet non ministériel d’une affaire, se soustraient bien souvent aux questions qui leur sont posées.
Est-il utile dans ce cas de continuer à créer des commissions d’enquête parlementaire ?
L’affaire Benalla témoigne en réalité des limites inhérentes aux commissions d’enquête parlementaire. On aurait pu s’attendre à une évolution différente dès lors que la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 s’est efforcée de renforcer le rôle de contrôle du Parlement. La possibilité, pour chacune des assemblées, de créer des commissions d’enquête a d’ailleurs été constitutionnalisée à l’article 51-2 de la Constitution. Aujourd’hui, on voit qu’une commission parlementaire a le pouvoir de contraindre quiconque à comparaître, mais ne peut évidemment l’obliger à répondre. La récurrence de ces stratégies d’évitement devrait inciter les parlementaires et les universitaires à se pencher sur la légitimité et l’utilité de la règle posée par l’article 6. Est-ce véritablement un corollaire nécessaire du principe de séparation des pouvoirs ? Comment ce dernier qui est, on le sait, éminemment protéiforme doit-il être entendu ? Quid du droit de ne pas s’auto incriminer en cas de révision de l’article 6 de l’ordonnance ? Ce sont des questions qui méritent d’être posées si l’on en croit du moins l’actualité du moment.
Pour aller plus loin :
Assemblée nationale : Fiche de synthèse : Les commissions d’enquête et les missions d’information
Par Cécile Guérin-Bargues