Affaire UBS : les enjeux du procès en appel
Par Emmanuel Dinh, Maître de conférences à l’Université Paris Dauphine, Directeur du master de Fiscalité de l’entreprise (221), Avocat à la Cour, Couderc Dinh & Associés.
Par Emmanuel Dinh, Maître de conférences à l’Université Paris Dauphine, Directeur du master de Fiscalité de l’entreprise (221), Avocat à la Cour, Couderc Dinh & Associés
La Cour d’appel de Paris, devant laquelle s’est tenu le procès en appel de la banque suisse UBS, a annoncé mercredi qu’elle rendrait le 27 septembre sa décision. UBS AG avait été condamnée en première instance, par un jugement du TGI de Paris du 20 février 2019 particulièrement remarqué au regard du montant exceptionnel des sanctions prononcées : la banque avait été condamnée pour démarchage bancaire illicite et blanchiment aggravé de fraude fiscale à une amende de 3,7 milliards d’euros, sa filiale française, pour complicité des mêmes faits, à une amende de 15 millions d’euros, les deux entités étant en outre condamnées solidairement au versement de dommages et intérêts au bénéfice de l’État, partie civile, pour 800 millions d’euros.
Comment le droit pénal traite-t-il les infractions fiscales ?
Cette décision marquait l’éclosion d’une répression pénale massive des infractions fiscales symbolisant le mouvement de fond de pénalisation du droit fiscal. Avant la loi n°2018-898 du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude, qui a non seulement renforcé les sanctions applicables en matière de fraude fiscale mais aussi modifié les conditions de mise en œuvre de l’action publique par un assouplissement du « verrou de Bercy » (obligeant désormais l’administration fiscale à transmettre au procureur de la République les faits les plus graves), les poursuites pénales en matière de fraude fiscale ne pouvaient s’exercer que sur plainte de l’administration fiscale, après avis conforme d’un organe administratif indépendant, la commission des infractions fiscales (CIF). En contrepoint à ces spécificités procédurales, les autorités de poursuite avaient pris l’habitude de mobiliser le délit de blanchiment, issu du droit pénal commun, pour réprimer les comportements fiscaux déviants, avec l’avantage de l’applicabilité de sanctions bien plus fortes. En quelques années, le blanchiment est ainsi devenu, sous l’effet de cette pratique, l’instrument privilégié de lutte pénale contre les infractions fiscales, comme l’illustrent l’affaire Cahuzac, l’affaire HSBC ayant donné lieu à l’homologation de la première convention judiciaire d’intérêt public le 14 novembre 2017, et l’affaire UBS ici commentée. Celle-ci pose, précisément, la question de la ligne de démarcation entre le blanchiment de fraude fiscale et la complicité de fraude fiscale, s’agissant des faits reprochés à la banque. Cette question, et celle de la sanction applicable, sont les deux principaux enjeux de cette affaire hors norme.
Blanchiment de fraude fiscale ou complicité de fraude fiscale ?
Il est reproché à la banque d’avoir permis l’ouverture clandestine de comptes bancaires à l’étranger pour des clients résidents fiscaux français, et d’avoir mis en place, pour ces derniers, une série de services, de procédés ou de dispositifs destinés à dissimuler, à placer ou convertir sciemment les fonds non déclarés (comptes numérotés, constitutions de sociétés interposées, sociétés offshore, trusts, fondations, contrats d’assurance-vie, etc.). La question de la qualification juridique des faits est cruciale : ainsi qu’exposé plus haut, si les faits devaient recevoir la qualification de complicité de fraude fiscale, l’action publique serait irrecevable en l’absence de dépôt de plainte préalable de l’administration fiscale après avis conforme de la CIF. Le blanchiment est défini par l’article 324-1 du code pénal comme « le fait d’apporter un concours à une opération de placement, de dissimulation ou de conversion du produit direct ou indirect d’un crime ou d’un délit ». Le TGI de Paris avait jugé que les faits reprochés relevaient de cette catégorie, en tant qu’ils consistaient dans le placement de fonds provenant de fraudes fiscales sur des comptes situés en Suisse puis leur gestion au moyen de procédés ou de dispositifs destinés à dissimuler, placer ou convertir lesdits fonds non déclarés. Pour rejeter la requalification en complicité de fraude fiscale, les juges ajoutent que ces faits vont « bien au-delà » de la complicité, en ce qu’ils visent des agissements « en aval », faisant appel « à des montages et stratagèmes complexes destinés à gérer le produit direct ou indirect de la fraude fiscale commise par des résidents fiscaux français ». Le raisonnement déployé peut laisser place à certaines interrogations. On notera que la distinction opérée entre complicité de fraude fiscale et blanchiment ne s’impose pas avec la force de l’évidence : les stratagèmes évoqués (comptes numérotés, mécanismes sociétaires et trustaux, entre autres) doivent-ils être considérés comme n’intervenant qu’en aval d’une fraude originelle commise par les résidents fiscaux, ou comme le coadjuteur d’une fraude fiscale se répétant annuellement, ce qui serait le marqueur de la complicité ? On signalera, sur ce point, que les autorités de poursuite américaines ne se sont pas encombrées de cette casuistique complexe, à lire le « Deferred Prosecution Agreement » (instrument américain de justice négociée dont se rapproche la convention judiciaire d’intérêt public) conclu avec UBS le 18 février 2009, aux termes duquel la banque a consenti au versement d’une amende de 780 millions de dollars : pour des éléments matériels identiques, la banque était poursuivie pour « conspiracy to defraud the United States and its agency the Internal Revenue Service », sur le fondement de l’article 371 du titre 18 du Code des Etats-Unis (18 USC, §371), et non pour blanchiment d’argent, prévu au 18 USC, § 1956 (« Laundering of monetary instruments »), et applicable en matière fiscale. Comparaison n’est pas raison, mais le terrain sur lequel se sont placées les autorités de poursuite américaines reflète l’identification de la participation active de la banque dans la commission de l’infraction, par l’aide et l’assistance procurées aux contribuables américains, et affaiblit la thèse de l’intervention « en aval ».
Ces éléments font écho aux questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) déposées par la banque. Était notamment posée la question de savoir si la possibilité de poursuivre pour blanchiment aggravé de fraude fiscale des faits relevant de la qualification de complicité de fraude fiscale portait atteinte au principe d’égalité devant la loi, au regard des différences radicales de répression entre les deux infractions. La question n’apparaît pas si éloignée de celle traitée par la décision du 28 juin 2013, n° 2013-328 QPC, Assoc. Emmaüs Forbach, par laquelle le Conseil constitutionnel a déclaré contraire à la Constitution les dispositions du Code de l’action sociale des familles appliquant les peines de l’escroquerie en matière de fraude aux prestations sociales, alors que le Code de la sécurité sociale sanctionnait les mêmes faits d’une amende de 5 000 euros, relevant que « cette différence de traitement n’est justifiée par aucune différence de situation en rapport direct avec l’objet de la loi ; qu’eu égard à sa nature et à son importance, la différence entre les peines encourues méconnaît le principe d’égalité devant la loi pénale ». Pour autant, les juges de première instance, dans l’affaire UBS, ont refusé de transmettre la QPC, estimant celle-ci dépourvue de caractère sérieux, au motif, d’une part, que les éléments constitutifs des deux infractions « sont différents et ne protègent pas les mêmes intérêts », et d’autre part, que « le ministère public dispose de l’opportunité des poursuites en toute liberté et indépendance ». Reste donc à savoir si la cour d’appel estimera qu’en présence de faits dont on a vu plus haut qu’ils pouvaient, concrètement, faire l’objet d’un concours de qualifications, il y a lieu de confronter la latitude procédurale du ministère public à la norme supérieure. En cas de résistance des juridictions françaises, la CEDH serait un recours possible.
Montant de l’amende : des erreurs de droit laissant planer des incertitudes ?
Le TGI de Paris avait condamné UBS AG à une amende de 3,7 milliards d’euros sur la base des dispositions combinées de l’article 324-3 du code pénal, prévoyant une amende pouvant s’élever à la moitié de la valeur des biens ou des fonds sur lesquels ont porté les opérations de blanchiment, et de l’article 131-38 du code pénal permettant l’application, pour les personnes morales, d’une amende égale au maximum au quintuple du montant prévu pour les personnes physiques. Pour calculer le montant de l’amende, les juges ont pris pour base les sommes déposées auprès d’UBS AG ayant fait l’objet d’une régularisation auprès du service de traitement des déclarations rectificatives (STDR) au 30 septembre 2015, soit 3,7 milliards d’euros. Partant de là, ils ont considéré que le montant maximal de l’amende pouvait s’élever à la moitié de ce montant, soit 1,85 milliard, multiplié par 5, soit 9,25 milliards, pour finalement « limiter » ce montant à 3,7 milliards.
Pour y parvenir, les juges avaient au préalable estimé qu’« en matière de blanchiment de fraude fiscale, le profit ne se traduit généralement pas par une recette mais plutôt par une économie : l’impôt légalement dû n’a pas été acquitté, et c’est ce montant conservé qui est le produit de la fraude fiscale susceptible de blanchiment ». Le raisonnement souffrait donc d’une forme de contradiction interne : après avoir rappelé que le produit de l’infraction consistait dans l’économie d’impôt réalisée, le tribunal n’en a pas moins retenu, pour déterminer la base de calcul de l’amende, le montant correspondant à l’objet de l’infraction, à savoir les fonds eux-mêmes placés à l’étranger, au prix d’une confusion entre le taux et l’assiette de l’impôt, interrogeant le principe même de la proportionnalité de la peine. Cette question a été, depuis, réglée par la Cour de cassation, qui a jugé, dans une décision du 11 septembre 2019 (n° 18-81.040), qu’en matière de blanchiment de fraude fiscale, « l’assiette de l’amende ne peut être calculée qu’en prenant pour base le montant du produit direct ou indirect de l’infraction d’origine » et que « le produit de la fraude fiscale est constitué de l’économie qu’elle a permis de réaliser et dont le montant est équivalent à celui des impôts éludés ». On sait que, dans l’affaire UBS, le montant des droits éludés, correspondant aux avoirs régularisés, s’élevait à 620 millions d’euros environ, ce qui devrait conduire à une amende significativement réduite en appel, si la sanction devait être maintenue. Cela ne règle toutefois pas les difficultés de calcul qui se feront nécessairement jour, ni n’apaise les incertitudes qui ne peuvent que naître pour le prévenu, en-dehors de l’hypothèse d’un auto-blanchiment.
Pour toutes ces raisons, la décision que rendra la cour d’appel de Paris dans cette affaire UBS sera scrutée avec la plus grande attention. Elle sera une pierre importante du droit pénal fiscal en construction, et de l’édification des droits du contribuable/justiciable dans ce type d’affaire, dont il y a lieu de penser que des solutions négociées seront un instrument privilégié de résolution dans les années à venir.