3 questions à Martin Collet sur la constitutionnalité de la surtaxe exceptionnelle des grandes entreprises
L’Assemblée nationale a adopté lundi 6 novembre 2017 le projet de loi de finances rectificative instaurant une surtaxe exceptionnelle des grandes entreprises. Cette imposition, constituée par une hausse du taux de l’impôt sur le bénéfices de 2017 dû par les sociétés dépassant 1 milliard de chiffre d’affaires, est censée rapporter aux caisses de l’État de l’ordre de 5,4 milliards, soit la moitié du coût impliqué par l’annulation par le Conseil constitutionnel, le 6 octobre dernier, de la « taxe de 3% » sur les dividendes. Alors que de nombreuses entreprises critiquent les effets de ce dispositif, se pose la question de sa constitutionnalité.
Décryptage avec Martin Collet, professeur de droit à l’Université Paris II Panthéon-Assas.
« Le risque d’inconstitutionnalité serait beaucoup plus fort si le texte de loi avait tenté de limiter au maximum le risque que se dégagent des gagnants et des perdants »
Le fait que la nouvelle taxe fasse des gagnants et des perdants parmi les entreprises assujetties qui, par ailleurs, bénéficieront du remboursement de la « taxe à 3% » qu’elles ont acquittée par le passé, peut-il conduire à son annulation pour violation du principe d’égalité ?
Politiquement, la question des « gagnants » et des « perdants » est d’une grande sensibilité. Alors même que la création de la nouvelle surtaxe a été présentée comme un mode de compensation du remboursement de la taxe de 3% sur les dividendes, le gouvernement a reconnu qu’elle créerait des situations peu équitables. En particulier, plusieurs grandes entreprises n’ayant, par choix ou par nécessité, peu ou pas distribué de dividendes à leurs actionnaires ces dernières années (préférant par exemple investir), ne percevront presque rien au titre du remboursement de la contribution à 3%, mais subiront de plein fouet les effets de l’augmentation de leur taux d’impôt sur les bénéfices de 2017. A bénéfice égal avant impôt, leur situation après paiement de l’impôt sur les sociétés (IS) et recouvrement des remboursements de taxe à 3% sera donc beaucoup moins favorable que celle d’entreprises récupérant d’importantes sommes au titre de la taxe récemment jugée inconstitutionnelle.
Toutefois, juridiquement, ce raisonnement trouve ses limites. En premier lieu, et paradoxalement, le risque d’inconstitutionnalité serait beaucoup plus fort si le texte de loi s’était efforcé de réduire au maximum le risque que se dégagent des gagnants et des perdants (en alignant peu ou prou, pour chaque entreprise, les montants prélevés au titre de la nouvelle surtaxe sur le niveau des remboursements versés au titre de la défunte contribution). Dans ce cas, le Conseil constitutionnel pourrait juger qu’en tentant de neutraliser les effets de sa décision du 6 octobre relative à la taxe de 3%, la loi porte atteinte à l’autorité de la chose jugée et viole ainsi l’article 62 de la Constitution.
En second lieu, en privilégiant une augmentation du taux de l’IS, qui est un impôt qui frappe le bénéfice, le législateur peut difficilement se voir reprocher de ne pas tenir compte d’autres facteurs que… le niveau de bénéfice dégagé en 2017.
Pourtant, à niveau de bénéfice égal, les entreprises ne seront pas toutes taxées de la même manière, dès lors que des seuils de chiffre d’affaires sont attachés aux nouveaux taux.
Absolument. C’est à mon sens le problème économique et juridique majeur. Prévoir que les entreprises dont le chiffre d’affaires dépasse 1 milliard subiront un taux de 38,3 % (au lieu de 33,33%) et que ce taux est porté à 43,3 % pour celle dont les recettes dépassent 3 milliards d’euros ne va pas sans soulever de questions. Pour le dire simplement, une entreprise peut générer un chiffre d’affaires modeste mais dégager des bénéfices énormes qui resteront imposés à 33,33%, tandis qu’une autre entreprise – dans le secteur de la distribution, par exemple, où les marges sont souvent très faibles – pourra réaliser un bénéfice nettement inférieur et être néanmoins frappée par le nouveau taux d’IS de 10 points supérieur. Il y a alors une déconnexion totale entre le niveau du prélèvement fiscal et la capacité contributive qu’il est censé frapper – à savoir le niveau du bénéfice. Cette évidence économique et juridique avait d’ailleurs conduit le Conseil des prélèvements obligatoires à proposer, l’année dernière, la suppression du taux réduit d’IS pour les PME : là encore, rien ne justifie une imposition allégée d’une entreprise qui peut s’avérer prospère, quand bien même son chiffre d’affaires resterait modeste.
Pourtant, le Conseil constitutionnel s’est montré jusqu’ici très compréhensif avec les multiples dispositifs qui aménagent l’IS au regard du niveau de chiffre d’affaires – sans doute porté par le présupposé un peu simpliste selon lequel les grosses entreprises auraient toujours des moyens financiers que les plus petites n’ont pas. Il n’a pas censuré les deux « contributions » qui majorent actuellement le taux d’IS des grandes entreprises en fonction de leur chiffre d’affaires, ni la réforme de l’IS lancée par François Hollande en 2016 puis prolongée par l’actuelle majorité qui, là aussi, prévoit une réduction progressive des taux d’IS en fonction du niveau de chiffre d’affaires. J’espère pour ma part que le Conseil sera conduit à affiner sa jurisprudence pour éviter que se perpétue ce mélange des genres difficilement compréhensible entre imposition d’un bénéfice et imposition d’un niveau d’activité.
Dans ce contexte, le dispositif de « lissage » de la surtaxe adopté par le Parlement à la suite d’un amendement du rapporteur général du budget est-il de nature à atténuer les risques d’annulation par le Conseil constitutionnel ?
Oui, assurément. Le Conseil a déjà eu l’occasion d’annuler un dispositif dont la mise en œuvre aurait impliqué des effets de seuils considérables (voyez sa décision n° 2015-498 QPC du 20 novembre 2015). En lissant le niveau d’IS frappant les entreprises qui dépassent légèrement les seuils de déclenchement des taux d’imposition à 38,3 % et 43,3 %, le texte limite cet effet potentiellement redoutable. En effet, sans ce mécanisme, une entreprise dont le chiffre d’affaires serait de 999,999 millions et qui dégagerait un bénéfice de 100 millions devrait acquitter 33,33 millions au titre de l’IS, tandis que celle dont le chiffre d’affaire serait, en 2017, supérieur de 1000 euros devrait payer 5 millions de plus d’IS pour un bénéfice égal. Toutefois, ce « lissage » ne résout pas le problème central qui, je le répète, tient à cette focalisation sur le niveau du chiffre d’affaires là où, par définition, l’impôt sur les sociétés est censé tenir compte du seul niveau de bénéfice. Quoi qu’il en soit, le caractère seulement temporaire du dispositif, voué à n’exister qu’une année, devrait inciter le juge constitutionnel à rester magnanime – comme il l’avait été, en août 2012, avec le dispositif bancal mais là aussi temporaire de surtaxe à l’ISF adopté au lendemain de l’élection de François Hollande.
Par Martin Collet