3 questions à Laurence Burgorgue-Larsen sur la situation actuelle en Pologne
La Commission Européenne a récemment demandé la suspension immédiate de la réforme controversée du système judiciaire polonais et s’inquiète notamment de risques clairs « sur l’état de droit ». Décryptage de la situation en Pologne avec Laurence Burgorgue-Larsen, Professeur de droit public à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne.
« La procédure en constatation de manquement cumulée à la procédure de l’alerte précoce donne aux actions de la Commission une envergure politique de premier plan »
En quoi la situation en Pologne est-elle préoccupante d’un point de vue démocratique ?
Jaroslaw Kaczynski, actuel député et ancien Premier ministre entre 2006 à 2007, est le président du Parti Droit et Justice (PiS) créé en 2001. Il est redevenu l’homme fort du pays grâce à la très large victoire de son parti aux élections législatives de 2015. Cette formation politique ultraconservatrice a de nombreuses accointances avec le Fidesz du hongrois Victor Orban : un souverainisme et un conservatisme moral débridés articulés par un discours magnifiant l’identité nationale. Cette orientation politique se double d’une attaque en règle de ce qui constitue les éléments essentiels de toute démocratie constitutionnelle : la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice et la protection des droits et libertés. L’Union européenne a commencé à se préoccuper de la situation en Pologne, dès l’obtention par le PiS de la majorité absolue à l’Assemblée en 2015.
Le Président de la république a décidé à cette époque de ne pas exécuter des arrêts du Tribunal constitutionnel relatifs à la procédure de nomination des juges, tandis que le Parlement légiférait en rendant plus difficile le contrôle de constitutionnalité et en plaçant les médias audiovisuels sous la surveillance du Ministre du Trésor. La dérive autoritaire se poursuit puisque les autorités polonaises viennent de publier une loi (le 28 juillet 2017) qui, en plus de mettre à mal l’égalité entre les sexes au sein de la Magistrature, permet au Ministre de la Justice d’exercer une pression sur les juges des juridictions de droit commun par l’édiction de critères vagues concernant la prolongation de leur mandat, ce qui entre en contradiction avec le principe de leur inamovibilité.
L’Union européenne dispose-t-elle d’instruments juridiques pour faire face à des ‘délitements’ démocratiques ?
L’Union européenne s’est dotée, au fil des évolutions du processus d’intégration, de plusieurs mécanismes pour faire face à d’éventuelles régressions démocratiques qui surgiraient et qui mettraient à mal les valeurs sur lesquelles l’Union « se fonde ». Ces dernières sont mentionnées à différents endroits du Traité sur l’Union européenne (TUE).
A l’article 2 TUE tout d’abord, où les valeurs de dignité, de liberté, de démocratie, d’égalité, d’Etat de droit, de respect des droits de l’homme y compris le respect des minorités, sont énumérées et considérées comment étant « communes » à celles des Etats membres.
A l’article 6§1 TUE ensuite, qui renvoie à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, adoptée le 7 décembre 2000 et érigée, depuis l’entrée en vigueur le 1er décembre 2009 du TUE tel que modifié à Lisbonne, au rang de droit primaire. Son Préambule réitère les valeurs mentionnées à l’article 2 TUE, tandis que ses dispositions énumèrent les droits et principes protégés dans le cadre du droit de l’Union.
Ces deux bases juridiques permettent d’activer deux types de contrôle, l’un de nature politique, l’autre de nature juridictionnelle.
Le mécanisme de contrôle politique est celui de l’article 7 TUE. Il se divise en deux procédures différenciées (l’une préventive, l’autre coercitive), qui instituent notamment des navettes entre le Conseil (représentant à l’échelle ministérielle les Etats membres) et le Conseil européen (composé des Chefs d’Etat et de gouvernement et du président de la Commission).
La première procédure est celle du §1 de l’article 7 et peut être activée par le Conseil uniquement en cas de constatation d’un « risque clair de violation grave » ; la seconde prévue au §2 « peut » être déclenchée par le Conseil européen statuant à l’unanimité, si « l’existence d’une violation grave et persistante par un Etat membre des valeurs visées à l’article 2 TUE » est constatée. Dans ce dernier cas de figure, le §3 prévoit que le Conseil, statuant à la majorité qualifiée, « peut décider de suspendre certains des droits découlant de l’application des traités à l’État membre en question, y compris les droits de vote du représentant du gouvernement de cet État membre au sein du Conseil. »
Le mécanisme juridictionnel est celui de la procédure de recours en « constatation de manquement » de l’article 258 du Traité sur le fonctionnement du Traité sur l’Union européenne (TFUE), (dite aussi « procédure d’infraction »). Son déclenchement est laissé à l’entière discrétion de la Commission européenne. Il est composé de deux phases, l’une précontentieuse (envoi d’une lettre de mise en demeure puis d’un avis motivé) ; l’autre contentieuse (saisine de la Cour de justice en cas d’échec de la phase de conciliation).
Ces différents mécanismes souffrent toutefois de certaines lacunes qui ont conduit la Commission européenne à créer une procédure intermédiaire dite d’ « alerte précoce », afin de créer un « nouveau cadre pour renforcer l’Etat de droit ». Elle est censée permettre des réactions rapides et efficaces face à des atteintes de « nature systémique » à l’Etat de droit. Ce mécanisme repose sur l’idée d’un dialogue soutenu entre la Commission européenne et l’Etat membre concerné, préalable à tout déclenchement de la procédure de l’article 7 TUE.
Quel(s) mécanisme(s) précis ont été mis en œuvre par la Commission à l’encontre de la Pologne ?
Parmi les trois mécanismes présentés plus haut, la nouvelle procédure de l’alerte précoce et la procédure d’infraction ont été successivement mobilisé par les services de la Commission.
Le 13 janvier 2016, le collège des Commissaires lançait un premier débat d’orientation afin d’évaluer la situation en Pologne suite à l’adoption de lois qui limitaient les compétences du Tribunal constitutionnel et l’indépendance des médias. Après de multiples échanges entre le vice-Président de la Commission Frans Timmermans et le gouvernement polonais, la Commission européenne, insatisfaite des réponses fournies, publiait formellement l’« avis » sur l’Etat de droit en Pologne le 1er juin 2016. La « constatation » de l’existence de problèmes de nature systémique effectuée, elle passait, le 26 juillet 2017, à la deuxième phase du processus en adoptant une « recommandation concernant l’Etat de droit en Pologne» et en donnant trois mois aux autorités pour remédier aux différents problèmes dûment recensés et aux cinq recommandations effectuées.
La Commission a couplé ce mécanisme de l’alerte précoce avec la procédure d’infraction. En effet, deux jours à peine après la publication de la recommandation sur l’Etat de droit, la Commission a lancé, le 29 juillet dernier, la phase « précontentieuse » de la procédure de l’article 258 TFUE. Elle y a pointé du doigt le non-respect des règles du droit de l’Union en matière de non discrimination au regard de l’âge et du sexe, mais également des règles relatives à l’indépendance de la justice. Si la médiatisation de cette démarche est une manière de poursuivre un bras de fer diplomatique avec ce pays, il n’en reste pas moins que la Commission a joué ici, techniquement, la carte la plus orthodoxe. La procédure en constatation de manquement étant en effet la procédure de droit commun par excellence qui touche régulièrement tous les pays et tous types d’infractions au droit de l’Union.
Toutefois, c’est son cumul avec la procédure de l’alerte précoce qui donne aux actions de la Commission une envergure politique de premier plan.
En tout état de cause, la dialogue politique et juridictionnel engagé par ces divers mécanismes ne portera aucun fruit si le gouvernement polonais ne joue pas la carte de la « coopération loyale ». Or, peut-on raisonnablement considérer qu’il prendra au sérieux ces avertissements ? Rien n’est moins sûr. La question clé revient alors à se demander si la Commission Junker passera à la vitesse supérieure en déclenchant l’article 7 TUE. Pour ce faire, il faudrait que son maître mot soit le courage politique et que les Etats la soutiennent fermement. A ce stade, il s’agit malheureusement de deux « inconnus » de premier plan. Or, si l’Union ne défend pas activement ses valeurs, elle perdra toute crédibilité, tant sur la scène européenne, que sur la scène internationale ; surtout, elle reniera ce pour quoi elle a été créée.
Par Laurence Burgorgue-Larsen