3 questions à Jean-François Kerleo sur la moralisation de la vie publique
Le 9 mai dernier, Mediapart publiait un entretien accordé par Emmanuel Macron dans lequel le Président de la République exposait ses projets de réformes. Jean-François Kerleo, Maître de conférences en droit public à l’Université Lyon 3 Jean Moulin décrypte aujourd’hui les outils existants dans le cadre de la moralisation de la vie publique, qui anime les débats à l’approche des élections législatives.
« Un juste équilibre doit être recherché entre le contrôle de la probité des élus et le respect de leur vie privée»
Qu’existe-t-il pour prévenir les conflits d’intérêts chez les membres du gouvernement, du parlement et des institutions ?
Après avoir été à la traîne pendant de nombreuses années, la France est désormais à l’avant-garde de la déontologie. Un élan vers un renforcement de la moralisation de la vie publique aura été amorcé avec force sous le quinquennat qui vient de s’achever, pas moins de cinq lois ayant été adoptées afin de couvrir la plupart des champs de l’action publique (autorités politiques, agents publics, juges judiciaires, autorités administratives indépendantes). Cette succession de textes aura contribué à multiplier les dispositifs de lutte contre les conflits d’intérêts et à perfectionner ceux déjà existants (déclaration de patrimoine, lobbying, pantouflage, lanceurs d’alerte, etc.).
Les lois du 11 octobre 2013 (loi organique n° 2013-906 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique et loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique, JORF du 12 octobre 2013), adoptées consécutivement à « l’affaire Cahuzac », concernent plus spécifiquement les acteurs politiques et une partie de leur entourage (membres des cabinets ministériels et de certains exécutifs locaux notamment). Le législateur y propose désormais une définition du conflit d’intérêts : « Au sens de la présente loi, constitue un conflit d’intérêts toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction » (art. 2, loi n° 2013-907).
Cette définition est assortie d’une obligation générale de déport pour les membres du Gouvernement, des collèges d’une AAI ou d’une autorité publique indépendante et pour les personnes titulaires de fonctions exécutives locales. De même, la loi ordinaire prévoit un système de mandat de gestion sans droit de regard pour certains intérêts financiers détenus par les membres du Gouvernement et des AAI intervenant en matière économique. Un tiers peut être chargé de la gestion des placements générateurs de conflits d’intérêts, sauf si le représentant décide de s’en séparer. Ce procédé, qui reste secondaire parmi les techniques prévues par les textes, connaît un succès très modeste auprès des élus.
Le principal dispositif de la réforme consiste à imposer aux membres du Gouvernement et aux parlementaires le dépôt d’une déclaration de situation patrimoniale et d’une déclaration d’intérêts et d’activités auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Tandis que la première prévue au début puis à l’issue du mandat permet de vérifier que le représentant n’a pas profité de son mandat pour s’enrichir, la seconde a pour finalité de prévenir les interférences entre intérêts en recensant les autres fonctions, responsabilités et activités exercées par les intéressés en dehors de leur mandat, en incluant les cinq années précédant la prise de fonction. La déclaration d’intérêts permet de saisir plus facilement la provenance de certains fonds en cas de contestation relative à la modification substantielle du patrimoine. Les deux déclarations sont donc complémentaires. La question du périmètre des informations exigées s’est posée devant le Conseil constitutionnel, qui a censuré les dispositions prévoyant une mention des activités professionnelles exercées par les parents et les enfants (décision n° 2013-675 DC du 9 octobre 2013). Un juste équilibre doit être recherché entre le contrôle de la probité des élus et le respect de leur vie privée, ce qui justifie par exemple que ne peuvent être rendus publics les éléments des déclarations portant sur l’adresse personnelle, les noms des membres de la famille, ainsi que, en matière immobilière, mobilière et financière, les noms des personnes qui détenaient auparavant les biens déclarés. À ce sujet, selon la fonction de l’élu concerné, on applique soit un régime de publication, soit un régime de consultation. Alors que toutes les déclarations des membres du Gouvernement sont mises en ligne sur le site de la HATVP, les déclarations de patrimoine des parlementaires sont, aux seules fins de consultation, tenues à la disposition des électeurs inscrits sur les listes électorales à la préfecture du département d’élection du député.
Quels sont les outils d’ores et déjà à la disposition de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique ?
Encore jeune autorité administrative indépendante (AAI), la HATVP compense par son dynamisme les faibles moyens qui lui sont attribués au regard de l’accroissement constant de ses pouvoirs depuis sa création en 2013. Signe de son indépendance, elle peut s’auto-saisir ou être saisie par des associations se fixant comme objectif, par leurs statuts, de lutter contre la corruption, et qu’elle a préalablement agréées en application de critères objectifs définis par son règlement général. La Haute autorité de la transparence de la vie publique centralise désormais une grande partie des compétences en matière de contrôle des conflits d’intérêts. Elle répond aux demandes d’avis relatives à des questions d’ordre déontologique des membres du Gouvernement et émet des recommandations à la demande du Premier ministre. En ce sens, ses pouvoirs peuvent se définir selon la trilogie suivante : contrôler, conseiller et recommander.
Hormis son pouvoir de contrôle des déclarations de situation de patrimoine et d’intérêts, cet organe dispose de pouvoirs d’investigation renforcés dont certains découlent de la loi n° 2011-412 du 14 avril 2011 (communication des déclarations souscrites au titre de l’impôt sur le revenu ou de l’impôt de solidarité sur la fortune). La loi permet à la HATVP, envers qui le secret est levé, de solliciter l’administration fiscale afin d’obtenir des informations auprès d’établissements financiers. La Haute autorité possède également un pouvoir d’injonction tendant à obtenir des informations complémentaires de la part des déclarants ou bien à faire cesser une situation de conflit d’intérêts. Après avoir mis à même l’intéressé de faire valoir ses observations dans un délai d’un mois, la HATVP peut rendre publique cette injonction. En revanche, la HATVP ne dispose pas d’un pouvoir de sanction, mais elle peut publier un rapport spécial au JORF en cas de manquement des ministres, députés, sénateurs, à leurs obligations de déclaration. Elle peut aussi saisir le Procureur de la République des évolutions de patrimoine non justifiée.
Par ailleurs, les textes successifs lui ont attribué de nouvelles compétences en matière de contrôle du lobbying et de pantouflage. En vertu de la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite loi Sapin II, les représentants d’intérêts auprès des pouvoirs publics devront transmettre une série d’informations à la HATVP, qui est chargée de mettre en ligne puis de gérer le « répertoire numérique » créé par ladite loi. La Haute Autorité rend un avis sur « la compatibilité de l’exercice d’une activité libérale ou d’une activité rémunérée au sein d’une entreprise ou au sein d’un établissement public ou d’un groupement d’intérêt public dont l’activité a un caractère industriel et commercial avec des fonctions gouvernementales, des fonctions de membre d’une autorité administrative indépendante ou d’une autorité publique indépendante ou des fonctions exécutives locales » qui sont exercées au cours des trois années précédant le début de cette activité.
Absorbant toujours un peu plus les pouvoirs des autorités préexistantes, la HATVP ne cesse de connaître un accroissement de ses compétences au point de s’apparenter progressivement à une « super-structure administrative » en charge de la déontologie de la vie publique.
Comment le contrôle intra- parlementaire est-il exécuté à l’heure actuelle ?
Le Bureau du Sénat a été le premier à confier à un Comité de déontologie parlementaire la compétence exclusive « pour les questions d’éthique concernant les conditions d’exercice du mandat des sénateurs » (décision du 25 novembre 2009). Composé de neuf membres désignés à la représentation proportionnelle des groupes politiques constitués au Sénat, le Comité s’est attaché à définir les exigences liées à la déontologie parlementaire autour de six principes généraux : la dignité, l’indépendance, l’intégrité, l’assiduité, l’égalité et la laïcité. Une charte de la déontologie parlementaire est adoptée, le 11 décembre 2011. Chaque sénateur s’engage à rédiger une déclaration d’activités et d’intérêts publiée sur le site Internet du Palais du Luxembourg.
L’Assemblée nationale, quant à elle, a adopté un Code de déontologie par une décision du Bureau du 6 avril 2011. Cette charte de bonne conduite prévoit l’existence d’un Déontologue de l’Assemblée nationale (non député), et proclame les exigences que les députés sont tenues de respecter. Ainsi, « les députés ont le devoir de faire connaître tout intérêt personnel qui pourrait interférer dans leur action publique et prendre toute disposition pour résoudre un tel conflit d’intérêts au profit du seul intérêt général » (art. 5 C. déont.). La mise en place de déclarations d’intérêts au moment de l’élection et l’inscription des cadeaux reçus par les parlementaires dans l’accomplissement de leur mandat participent d’une double exigence de transparence et de probité.
Un système de déclaration est ainsi organisé auprès du Déontologue, comme du Comité de déontologie, pour les dons et avantages d’une valeur supérieure à 150 euros, pour les voyages à l’invitation de tiers ainsi que pour les avantages perçus à l’occasion de la participation d’un parlementaire à un colloque ou une conférence. Ces autorités sont également amenées à rendre des avis sur diverses questions déontologiques, notamment celle de l’usage de l’indemnité représentative de frais de mandat, qui est assez récurrente chez les députés.
Par Jean-François Kerleo