3 questions à Jean-Emmanuel Ray sur la décision de la Cour européenne de Justice concernant le port du voile en entreprise
Jean-Emmanuel Ray, Professeur de droit à l’Ecole de droit de Paris I – Sorbonne, décrypte la décision rendue hier par la Cour européenne de Justice concernant le port du voile en entreprise.
La Cour de Justice de l’Union européenne a reconnu hier, dans deux affaires concernant le licenciement de deux salariés portant le foulard islamique, que l’entreprise désireuse d’ « afficher une image de neutralité vis-à-vis de ses clients » avait la possibilité d’interdire à ses salariés dans son règlement intérieur « le port visible de signes religieux, politiques et philosophiques afin de conserver sa neutralité ». La décision valide une disposition de la loi El Khomri qui permet l’insertion d’une clause dans le règlement intérieur.
« De la laïcité de l’Etat à la neutralité religieuse dans l’entreprise »
Ces deux arrêts ont-ils été rendus dans le sens attendu ?
Pas vraiment. Mais que les deux avocates générales, allemande et anglaise, aient rendu au printemps dernier des conclusions opposées avait déjà montré la puissance du débat. Et la solution n’est sans doute pas étrangère à la situation de l’UE d’aujourd’hui. Après la crise des réfugiés, le Brexit, alors que nombre de pays de l’Union sont en pleine campagne électorale (Pays-Bas où la campagne électorale a comme toile de fond la question des immigrés, France, et en septembre prochain en Allemagne), la Cour de Luxembourg a choisi une voie bien différente des Etats-Unis ou du Canada, où les « accommodements » avec les exigences toujours accrues de groupes religieux intégristes deviennent de moins en moins raisonnables.
Mais reste en ligne avec celle de Strasbourg, sur ce terrain elle aussi sur la sellette: « Il n’est pas possible de discerner à travers l’Europe une conception uniforme de la signification de la religion dans la société (…). La réglementation en la matière peut varier, par conséquent, d’un pays à l’autre, en fonction des traditions nationales et des exigences imposées par la protection des droits et libertés d’autrui et le maintien de l’ordre public » (Gde Ch., Leyla Sahin c. Turquie, 10 novembre 2005, req. n° 44774/98).
La tâche était il est vrai redoutable pour la CJUE : au sein des 28, la religion a souvent une place très particulière sur le plan historique (France, l’ex-« fille aînée de l’Eglise » devenue l’unique pays laïque du monde; Eglise anglicane en Grande-Bretagne…), mais aussi constitutionnel comme en Allemagne (1949 : « Conscient de sa responsabilité devant Dieu et devant les hommes…) ou en Pologne (1997 : « Nous, tous les citoyens de la République, tant ceux qui croient en Dieu, source de la vérité, de la justice, ainsi que ceux qui ne partagent pas cette foi… »), sans parler des religions d’Etat (Malte, Grèce, Irlande..).
Cet ancrage très profond rend ce sujet ultra-sensible.
Qu’en penser ?
Ces arrêts de Grande Chambre sont pour les entreprises une excellente nouvelle, et dans la pratique beaucoup plus importants que notre feuilleton Baby-Loup, précipité des obsessions françaises (religion/éducation/laïcité) où les cinq juges saisis ont adopté cinq positions différentes.
En termes de sécurité juridique, il faut se réjouir de cette prise de position s’imposant aux 28 pays de l’UE et à tous leurs juges, montrant une fois de plus l’exceptionnelle puissance de feu juridique de la CJUE: aucune directive ni aucun règlement n’aurait pu être adoptés sur un sujet aussi sensible.
Mais la situation était incertaine pour tout le monde, et l’employeur souvent pris entre deux feux : soit perdre des clients (particuliers, mais aussi entreprise comme dans l’affaire française), soit licencier le salarié et encourir le lourd reproche d’une discrimination civilement répréhensible, avec un régime probatoire très favorable pour la victime prétendue devant simplement « présenter des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte» (L. 1132-1 : acte nul , réintégration en référé, CS, 19 mars 2013) et pénalement lourdement réprimée (225-1 du Code Pénal : trois ans, 45.000 euros). Sans parler du tribunal médiatique, avec de rudes leçons voire appels au boycott sur les réseaux sociaux.
C’est paradoxalement l’affaire belge qui donne le mode d’emploi pour les employeurs français, à propos d’une réceptionniste d’une société de sécurité privée licenciée pour avoir refusé de retirer son voile malgré la récente modification du règlement intérieur : « il est interdit aux travailleurs de porter sur le lieu de travail des signes visibles de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses ou d’accomplir tout rite qui en découle».
Le raisonnement de la CJUE est en deux temps.
1. N’existe aucune discrimination directe car « la règle interne de G4S se réfère au port de signes visibles de convictions politiques, philosophiques ou religieuses et vise donc indifféremment toute manifestation de telles convictions. Cette règle traite, dès lors, de manière identique tous les travailleurs de l’entreprise, en leur imposant notamment, de manière générale et indifférenciée, une neutralité vestimentaire. Il ne ressort pas des éléments du dossier dont dispose la Cour que cette règle interne a été appliquée différemment à Mme Achbita par rapport aux autres travailleurs de G4S ».
2. Une discrimination indirecte « s’il était établi que l’obligation en apparence neutre qu’elle contient aboutit, en fait, à un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données » ?
C’est un véritable mode d’emploi que donne alors la CJUE : « une telle différence de traitement ne serait pas constitutive d’une discrimination indirecte si elle était justifiée par un objectif légitime, et si les moyens de réaliser cet objectif étaient appropriés et nécessaires. Tout en soulignant que le juge national saisi du litige est seul compétent pour déterminer si et dans quelle mesure la règle interne est conforme à ces exigences, la Cour fournit des indications à cet égard.
Elle relève que la volonté d’un employeur d’afficher une image de neutralité vis-à-vis de ses clients tant publics que privés est légitime, notamment lorsque seuls sont impliqués les travailleurs qui entrent en contact avec les clients.
En effet, ce souhait se rapporte à la liberté d’entreprise, reconnue par la Charte des droits fondamentaux de l’UE ».
On pourrait ajouter que l’immense majorité des salariés souhaite tout simplement « avoir la paix » avec ses collègues (y compris co-religionnaires) sur ces questions si personnelles, faisant donc surréagir car touchant à des convictions très profondes: un droit à l’indifférence en forme de protection du collectif de travail.
Que doivent faire les entreprises concernées ?
Après avoir fait un peu de pédagogie à l’égard du siège si elles appartiennent à des groupes mondiaux où ces restrictions vont sembler bien rudes, elles doivent initier une procédure de révision de leur règlement intérieur : information-consultation du comité d’entreprise, puis inspection du travail qui vérifiera, en application de l’article L 1321-3 et de cet arrêt, que « les dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions (soient) justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché ». Et viser « les travailleurs en contact avec les clients » pour ne pas s’attirer les foudres de l’inspection du travail.
Car dans l’arrêt visant la France, la Cour rappelle qu’en l’absence de toute règle interne en vigueur dans l’entreprise à la date des faits, « la volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits d’un client de ne plus voir les services dudit employeur assurés par une travailleuse portant un foulard islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante » au sens de la directive.
Les entreprises veilleront enfin à ce que leur généreuse et médiatisée « Charte de la diversité » n’ouvre pas la porte à des revendications communautaires de plus en plus larges, en y incluant ces restrictions. Et évidemment celles relatives à la sécurité : des salariés bien sûr, mais aussi de leurs collègues et des tiers (client , fournisseur)…
Par Jean-Emmanuel Ray