L’arlésienne des droits de succession : les clefs du débat, les voies d’une réforme
Chaque année, les droits de succession s’invitent à la table des débats parlementaires présidant à l’adoption de la loi de finances. Oscillant entre des enjeux contradictoires, cet impôt souffre en effet des controverses permanentes. L’état dégradé des finances publiques semble pourtant justifier d’aller vers renforcement de cet impôt, dont il faut encore définir les leviers.
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Par Martial Nicolas, Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’Université de Bretagne Occidental
Pourquoi les droits de succession ne font-ils jamais consensus ?
La réflexion relative aux droits de succession oppose des points de vue fondamentalement antagonistes, qu’aucun compromis ne satisfait réellement.
D’un côté, les transmissions par donation ou succession sont considérées comme un revenu d’aubaine immérité, une richesse perçue sans effort ni contrepartie, à l’inverse par exemple des revenus du travail. Des nombreuses thèses économiques vont en ce sens (Th. Piketty, A. Vallée, L. Kotlikoff, R. Dworkin). En limitant l’accumulation du patrimoine au fil des générations, l’impôt sur les successions s’avère donc un outil précieux à une politique fiscale de redistribution des richesses.
De l’autre, la dévolution héréditaire du patrimoine est perçue comme l’expression d’une fonction fondamentale de la famille. De nombreux juristes, les civilistes au premier chef, défendent cette approche. Bien plus qu’une norme socioculturelle contemporaine, la transmission familiale est au cœur de l’ADN des familles occidentales. L’attachement historique du droit français des successions à la préservation des transmissions héréditaires en témoigne. En outre, la transmission à titre gratuit est un mode d’exercice essentiel du droit de propriété. Au-delà d’un seuil (sur lequel la jurisprudence ne s’est jamais précisément prononcée), le prélèvement fiscal pourrait y porter une atteinte telle que le Conseil constitutionnel aurait la possibilité de le qualifier de confiscatoire.
En l’état actuel, les droits de succession réalisent-ils un compromis entre la lutte contre les inégalités et la fonction familiale de transmission ?
En l’état des textes, les droits de mutation à titre gratuit, impôt qui englobe les droits de succession et de donation, réalisent un certain compromis entre répartition des richesses et encouragement aux transmissions familiales.
D’une part, le tarif des droits repose en grande partie sur une logique de progressivité. Cela signifie que le taux croît plus que proportionnellement à la base imposable. De plus, toutes les transmissions entre deux mêmes personnes au cours de leur vie sont reliées les unes aux autres. Concrètement, les donations antérieures s’additionnent à une donation nouvelle pour taxer cette dernière plus haut dans le barème. Ce rappel fiscal des donations antérieures concrétise la proposition récurrente d’une imposition globale du patrimoine reçu au cours de la vie.
De l’autre, le tarif des droits est personnalisé en fonction de l’étroitesse du lien familial avec l’auteur de la transmission. Pour cette raison, le conjoint marié et le partenaire pacsé survivants sont totalement exonérés, alors que les enfants profitent d’un abattement de 100 000 euros et d’un barème à 7 tranches, et que les étrangers (c’est-à-dire les parents au-delà du 4e degré ou les légataires sans lien de parenté avec le défunt) supportent un taux de 60% après un abattement de 1 594 euros. Par ailleurs, afin de préserver la fonction de transmission de la famille, du vivant de ses membres, le rappel fiscal des transmissions antérieures, précédemment exposé, est limité à 15 ans. Un donateur est ainsi incité à transmettre tôt et périodiquement, mais dans cet intervalle de 15 ans les transmissions sont taxées de manière globale.
Pourquoi le compromis proposé par les droits de succession ne satisfait-il pas ?
Malgré un taux culminant à 45% en ligne directe, les droits de succession ne satisfont pas aux objectifs de redistribution des richesses. Il est vrai que la transmission de patrimoine ne peut être résumée aux seuls tarifs des droits de mutation à titre gratuit. Le prélèvement dérogatoire des assurances-vie financées avant les 70 ans du souscripteur, les stratégies basées sur l’usufruit (dont la donation avec réserve d’usufruit) ou encore les nombreuses exonérations partielles (transmission d’entreprise, de bois & forêts, de terres agricoles…) réduisent la rentabilité des droits de mutation en permettant de les contourner. De manière très schématique, ces mesures trouvent deux causes.
En premier lieu, le droit privé exerce une forte influence sur l’élaboration des règles fiscales, dans un but de cohérence du droit. Par exemple, l’assurance-vie est civilement hors succession. Elle ne saurait donc faire partie de l’assiette des droits de succession. De même, l’usufruit « s’éteint » au décès de l’usufruitier. Il n’a donc pas à figurer dans la succession taxable de ce dernier.
En second lieu, les droits de mutation à titre gratuit sont un levier de politique économique, comme l’illustre l’exonération partielle des transmissions d’entreprises. Sans ce régime dérogatoire, leur imposition, par hypothèse au taux de 45% dès lors que la valeur des titres dépasse le seuil 1,8 M, contraindrait les héritiers à se verser des dividendes voire à céder l’entreprise pour payer les droits. Or, l’entreprise familiale, principale composante du tissu économique, a pour force sa résilience face aux crises et sa vocation à durer. Ce ne sont pas forcément les objectifs que se fixe un tiers acquéreur en quête de dividendes ou de plus-values. Adopté dans le but de remédier à cet écueil, le pacte Dutreil exonère la valeur des entreprises de 75% pour les droits de mutation à titre gratuit. Elle peut en outre se cumuler avec une réduction de droits de 50% lorsque le donateur est âgé de moins de 70 ans et qu’il consent une donation de l’entreprise en plein propriété.
Bien combinées, toutes ces mesures permettent d’importantes stratégies fiscales, qui ont un coût pour les finances publiques, parfois délicat à mesurer. La Cour des comptes les a donc visées, lors de son rapport 2024 sur les droits de succession, comme des leviers budgétaires pour de potentiels réformes et a diligenté la réalisation d’un rapport spécifique au pacte Dutreil, dont le coût et les effets sont particulièrement mal évalués.
A supposer une réforme nécessaire des droits de succession, comment faudrait-il procéder ?
Une réforme éventuelle des droits de succession doit être questionnée sous deux angles : dans son principe et dans ses modalités.
Dans son principe d’abord, il y a lieu d’extraire les droits de succession des passions automnales qui président systématiquement à l’adoption des lois de finances. Comme chaque année, les fausses-bonnes idées juridiquement mal sous-pesées fusent en tous sens sous forme d’amendements. Or, la précipitation n’est pas bonne conseillère. La remise en cause récente de des quasi-usufruits de sommes d’argent par le nouvel article 774 bis du CGI, adopté par voie d’amendement sénatorial, en est, par sa formulation, un regrettable exemple. En effet, sa tournure maladroite a permis une interprétation extensive par la doctrine administrative (https://bofip.impots.gouv.fr/bofip/3340-PGP.html/identifiant%3DBOI-ENR-DMTG-10-40-20-20-20240926#iv__1226). Ce qui était à l’origine une exception anti-abus ne visant que deux montages particuliers est désormais présenté comme un principe général aux critères très accueillants. En résultera une possibilité pour l’administration fiscale de réintégrer dans la succession d’un donateur, les démembrements de sommes d’argent réalisés par lui ou avec lui de son vivant, parfois même avant l’adoption dudit texte, déjouant ainsi toutes les prévisions des familles. Puisse le législateur retenir la leçon : la réforme des droits de succession ne doit être ni hâtive, ni bâclée.
Dans ses modalités ensuite, la créativité du législateur n’est pas sans limites, particulièrement s’agissant du tarif de l’impôt. Une atteinte aux principes constitutionnels d’égalité devant les charges publiques ou de respect de la propriété privée par une réforme coup de poing, rehaussant drastiquement les taux d’imposition, exposerait à une éventuelle censure du Conseil constitutionnel en raison de son caractère confiscatoire. Sur le plan symbolique, il serait par ailleurs peu souhaitable de dénaturer la fonction familiale de transmission, par exemple en supprimant le délai limitant le rappel fiscal des libéralités. Son allongement n’est en revanche pas à exclure.
Au fond, une révision des règles d’assiette serait plus vraisemblable. Par exemple, un recentrage du pacte Dutreil est probable, notamment à propos des biens non professionnels détenus par des holdings animatrices. La holding est une société servant à en détenir d’autres, par exemple en détenant les actions ou parts sociales de sociétés exploitant des entreprises. Lorsqu’une holding s’immisce dans la gestion de ces dernières par un contrôle de leur fonctionnement et de la stratégie du groupe, elle devient elle-même éligible à l’abattement de 75%. Or, les autres biens qu’elle détient, sans lien avec des entreprises, en bénéficient à cette occasion.
Inversement, les leviers fiscaux sur l’assurance-vie sont plus restreints, leur trop grande réintégration dans la base d’imposition des droits de succession étant notamment peu probable. En effet, dans la mesure où les assurances-vie (affectées en fonds euros) financent partiellement la dette de la France, un choc fiscal pourrait faire craindre à un détournement des épargnants de ce produit.
Enfin, l’ultime étape consistera peut-être à réviser le principe général d’exonération de l’extinction de l’usufruit. Ce serait là franchir le Rubicon. Sur un mécanisme fondamental, le législateur émanciperait une nouvelle fois le droit fiscal du droit civil, sacrifiant la cohérence du droit pour des recettes fiscales. Surtout, à défaut de mesures transitoires, il remettrait en cause les attentes légitimes d’un grand nombre de personnes ayant d’ores et déjà planifié leur succession.