Travailleur indépendant ou salarié ? Le revirement de la Cour dans l’affaire Uber de 2025
L’arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 9 juillet 2025 dans l’affaire Uber a suscité de vives réactions. En refusant de reconnaître la qualité de salarié à un chauffeur VTC, l’arrêt semble opérer un revirement par rapport à sa jurisprudence antérieure, notamment depuis le premier arrêt Uber du 4 mars 2020.
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Par Jean-Emmanuel Ray, Professeur émérite de droit privé de l’Université Paris-I-Panthéon-Sorbonne et Membre du Club des Juristes.
Salarié le 4 mars 2020 mais travailleur indépendant le 9 juillet 2025 : une grande insécurité judiciaire ?
C’est exactement l’inverse : la Cour de cassation a appliqué en l’espèce la loi LOM du 24 décembre 2019, suivie par l’ordonnance du 6 avril 2022 « renforçant l’autonomie des travailleurs indépendants des plateformes de mobilité ». En encadrant strictement le droit pour les plateformes de diriger et contrôler les chauffeurs au quotidien, toutes deux avaient justement pour but d’écarter les indices de la « subordination juridique permanente » permettant une requalification en salarié. Ainsi de la liste de courses juridiques évoquées par l’article 1326-4 du Code des Transports, que l’on peut résumer ainsi : les conditions concrètes de travail d’un travailleur in/dépendant ne doivent évidemment pas dépendre étroitement du donneur d’ordre.
En France, un chauffeur VTC (ou livreur cycliste, qui a des conditions de travail et de revenus beaucoup plus dégradées, avec un fort taux de travail illégal ; cf. « L’Histoire de Souleymane », sorti en 2024) est légalement présumé travailleur indépendant (L.8221-1). S’il veut se voir requalifié en salarié, il doit saisir le conseil des prud’hommes, et commencer par démontrer qu’il relève de sa compétence : c’est le débat initial ayant conduit à l’arrêt du 9 juillet 2025.
Vu l’évolution récente des textes, que la solution retenue soit diamétralement opposée à celle des arrêts antérieurs n’a donc rien de scandaleux : c’est l’inverse qu’il eût été.
Son refrain étant l’exact opposé de l’arrêt Bolt du 15 mars 2023 ayant requalifié un VTC après une litanie de « il n’était pas libre de »… « Il n’était pas libre de… ». La chambre sociale liste ici les éléments de fait, décalqués de l’article L. 1326-4 du Code des transports, montrant l’absence de subordination juridique. Sachant qu’il appartient ici au demandeur de détruire sa présomption simple d’indépendance, ce que veut justement modifier la directive de 2024 (voir infra).
Les chauffeurs 1. « N’étaient liés par aucune obligation de non-concurrence ou d’exclusivité »; 2. « Avaient la liberté de s’inscrire et de travailler par le biais d’autres applications, ou d’exercer leur activité en dehors de toute application »; 3. « Avaient la possibilité de ne pas se connecter ou se déconnecter de l’application afin d’effectuer des courses en dehors de la plateforme ou au titre de leur clientèle personnelle ».
La Cour examine ensuite les conditions d’exercice concret de la prestation de services. Outre la faculté essentielle de refuser une course : 1. « La société ne contrôle ni ne dirige le chauffeur, lequel est responsable du choix de la manière la plus efficace et la plus sûre pour se rendre à destination, de sorte qu’il est totalement indépendant dans la réalisation de sa prestation de transport ». 2. « S’agissant des tarifs, la cour d’appel a relevé que depuis le mois de juillet 2020, l’application Uber a évolué afin de se conformer aux nouvelles dispositions de la loi d’orientation des mobilités du 24 décembre 2019, le chauffeur voyant apparaître, au moment de la proposition de la course le prix minimal de la course net de frais de services Uber, le temps et la distance pour récupérer le passager, le temps et la distance de la course ».
La cour constate enfin que le relevé final des courses du chauffeur en cause établissait qu’il avait alterné périodes de forte activité, de moindre activité et même d’absence d’activité, « ce qui était de nature à établir une absence de permanence quant à la connexion ».
La diversité des solutions judiciaires dans le feuilleton Uber (qui donne le La à l’ensemble du secteur), s’explique par le fait qu’après chaque arrêt important de la Cour de cassation, et a fortiori la loi LOM, la société avait fait évoluer ses conditions générales d’utilisation.
Que pourrait changer la directive du 23 octobre 2024 « relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme » ?
Intitulé « Présomption légale », son article 5 n’est pas révolutionnaire : « La relation contractuelle entre une plateforme de travail numérique et une personne exécutant un travail est légalement présumée être une relation de travail lorsqu’il est constaté des faits témoignant d’une direction et d’un contrôle, conformément au droit national et eu égard à la jurisprudence de la CJUE ». Or en France comme dans nombre de pays étrangers, l’existence d’une « direction et d’un contrôle » conduit déjà à une requalification judiciaire. Ce ne sont donc pas les 30 millions d’indépendants de l’UE qui sont visés, mais les 4 millions de travailleurs au statut douteux…. Ce qui en France sera de moins en moins le cas si les plates-formes se calent sur l’ordonnance du 6 avril 2022. Ce que l’arrêt du 5 juillet 2025 va les inciter à faire dès avant la date limite de transposition de décembre 2026.
C’est au contentieux que la présomption jouera : « Lorsque la plateforme de travail numérique cherche à renverser la présomption légale, il lui incombe de prouver que la relation contractuelle en question n’est pas une relation de travail ».
Certes le statut de salarié semble tout résoudre : protection du travailleur (salaire minimum, horaires, licenciement, congés), protection sociale, ici particulièrement nécessaire (ex. : accident de la route). Sachant qu’en 2021, 85 % des VTC avaient déclaré à l’Urssaf un chiffre d’affaires inférieur à ce que les plateformes ont enregistré, et 30 % rien du tout; à compter de 2026, les plates-formes prélèveront à la source les cotisations: ce qui risque de provoquer quelques remous.
Mais les difficultés sont récurrentes pour les plates-formes de livraison ayant voulu privilégier le salariat : la réactivité et la flexibilité exigées par les clients des chauffeurs et surtout des cyclistes se conjuguent très difficilement avec le respect du droit du travail. Et de la durée du travail en particulier, conçu pour des ouvriers ou des vendeuses de grand magasin : horaires très particuliers (surtout soirée, week-end), à temps très partiel, et souvent multi-donneurs d’ordre au même moment. Un E.T. d’un curieux CDI (plutôt d’ailleurs de centaines de CDD successifs; un pour chaque course, soit 2308 dans l’arrêt Uber de 2020), où l’employeur n’a pas d’obligation de fournir du travail et où le salarié s’absente à son gré…
Ce n’est pas une coïncidence si :
Depuis toujours, la majorité des taxis sont artisans ou locataires-taxi ;
Le bilan de la loi « Riders » espagnole de mai 2021 imposant le salariat reste pour le moins mitigé (ex : sous-traitance en chaîne) ;
L’entreprise Just Eat avait fait du salariat de ses livreurs un élément marketing. Sa filiale allemande a annoncé le 17 juillet 2025 le licenciement de 2000 livreurs au profit de prestataires externes; Just Eat France avait licencié près de 300 salariés en 2022, et a annoncé pour 2025 une centaine de licenciements.
Même si, dans les hypothèses limites, « le fait pour un concurrent de s’affranchir des obligations imposées par la législation du travail peut être constitutif d’une faute de concurrence déloyale » (Cass. Com. 25 juin 2025).
Sans revenir sur ce singulier retour au sweating system des années 1850, ni sur l’immense créativité fiscale de ces groupes et encore moins sur les beaux discours de nombre de clients, scandalisés par l’uberisation mais commandant volontiers une pizza à 23h30 un soir de novembre…
Comment voir plus loin ?
On peut effectivement voir plus loin que le bout de son Code, et réfléchir à l’encadrement de cette « économie des petits boulots » (« Gig Economy ») en croissance. Sans surestimer le phénomène, qui reste modeste : la création de ce discret troisième statut, visant les 250 000 travailleurs indépendants des plates-formes de mobilité (sur environ 700 000 travailleurs utilisant une plate-forme), ne doit pas en effet déstabiliser en France les 5 millions d’indépendants et les 21 millions de salariés. Que faire ?
Depuis août 2016, la France a fait le choix de l’indépendance, aujourd’hui exactement opposé à celui de la directive de 2024. Et tente de créer à petit pas, avec moults difficultés et quelques échecs un système protecteur et plus adapté…inspiré de nos conventions de branche étendues.
La loi du 8 août 2016 a ouvert la porte à des rapports de force collectifs : liberté syndicale (L. 7342-6), et l’équivalent de l’arrêt de travail des salariés (L. 7342-5).
Tous les quatre ans, l’ensemble des cyclistes et des chauffeurs VTC désignent, lors d’élections de représentativité (51.096 chauffeurs VTC inscrits en mai 2024, taux de participation : 20 %), leurs représentants, issus des organisations – pas seulement de syndicats – ayant obtenu au moins 8 % des votants, qui participent aux négociations collectives tenues sur l’égide de l’Autorité des Relations sociales des Plateformes d’Emploi (ARPE). Établissement public qui organise des commissions de négociation, le but étant de conduire à des accords collectifs que l’ARPE homologue ensuite, rendant l’accord obligatoire à l’ensemble du secteur concerné.
Mécanisme pouvant paraître d’une infinie lourdeur, et à l’efficacité améliorable. Mais il s’agit d’amorcer la pompe afin de créer une régulation collective adaptée à la Nouvelle Économie.
Voir encore plus loin ? Les changements de statut et de métier seront de plus en plus fréquents (indépendant / salarié / chômeur / en formation…), avec des régimes juridiques en silos peu propices à la solidarité et à la simplicité.
Il faut donc s’intéresser au dépassement de notre summa divisio salarié/non-salarié, comme le fait le chapitre III de la directive de 2024 à propos de la très rude subordination algorithmique : elle vise indistinctement travailleurs salariés et indépendants.
Au-delà des statuts, les droits fondamentaux de l’actif. Y compris s’agissant d’IA.