Par Rebecca Legendre, Professeur, Droit privé et sciences criminelles à l’Université Paris Nanterre

De quoi était-il question dans ces affaires ?

La Cour d’appel de Paris a été saisie de deux affaires ayant en commun la naissance d’un enfant issu d’une assistance médicale à la procréation (dite AMP ou PMA) initiée en Espagne par deux couples de Français résidents en France, avec la particularité qu’elle a été pratiquée postérieurement au décès de l’époux géniteur avec l’accord donné par ce dernier de son vivant, conformément au droit espagnol. Concrètement, l’enfant était né à la suite d’un transfert d’embryons issus d’une fécondation in vitro réalisée du vivant des époux et dont était déjà issu un premier enfant.

Dans la première affaire, se posait la question de l’établissement du lien de filiation de l’enfant avec le géniteur décédé. Or, si aucune disposition du Code civil ne l’interdit expressément, la PMA post mortem est prohibée en France depuis les lois bioéthiques de 1994, ce qu’a confirmé la dernière réforme de 2021 (art. L2141-2 du code de la santé publique). Une telle prohibition lorsqu’elle a été contournée par les parents, a-t-elle des conséquences sur l’établissement en France du lien de filiation entre l’enfant et le géniteur décédé ? C’est ce qu’avait notamment jugé le Tribunal judiciaire de Paris en refusant tout établissement du lien de filiation.

Dans la seconde affaire, était en jeu l’aptitude de l’enfant d’hériter du défunt, sa filiation à l’égard de ce dernier ayant déjà été établie. La difficulté tient cette fois à ce que l’aptitude à héritier est réservée, en droit français, aux personnes vivantes ou ayant, au moins, été conçues lors de l’ouverture de la succession c’est-à-dire au jour du décès (art. 725 du code civil). Faut-il dès lors refuser à l’enfant issu d’une PMA réalisée après le décès de son géniteur, le droit de lui succéder ? C’est ce qu’avaient décidé les premiers juges dans un décision contestée en appel.

Encore faut-il préciser que, dans les deux cas, le respect des droits fondamentaux de l’enfant avait été invoqué tant devant le tribunal judiciaire que devant la Cour d’appel. Dans la première affaire, il a notamment été plaidé que le refus d’établir le lien de filiation entre l’enfant issu d’une PMA post mortem réalisée à l’étranger et son géniteur décédé, portait une atteinte disproportionnée à son droit au respect de sa vie privée consacré à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et à l’intérêt supérieur de l’enfant protégé par les articles 3 et 7 de la Convention de New-York. Dans la seconde, le droit au respect de la vie privée et familiale de l’enfant est également excipé, au côté du droit au respect des biens – l’espérance légitime de venir à la succession – et de l’interdiction des discriminations également garantis par le Conseil de l’Europe, pour s’opposer à son inaptitude à succéder à son père décédé avant sa conception.

En raison de leur caractère complexe – pour ne pas dire sensible d’un point de vue éthique – et inédit, ces deux affaires ont justifié la réunion des deux chambres initialement saisies, sous la présidence du premier président de la Cour d’appel, ayant ainsi conduit à leur examen par sept magistrats (au lieu de trois).

Qu’a décidé la Cour d’appel de Paris ?

Dans les deux cas, la Cour d’appel de Paris a infirmé les jugements rendus en première instance. Aussi a-t-elle permis l’établissement du lien de filiation entre l’enfant issu d’une PMA post mortem réalisée à l’étranger et le mari décédé (v. la décision). De même qu’elle a admis son aptitude à lui succéder (v. la décision). Pour consacrer ces solutions, la Cour d’appel a raisonné en deux temps.

Dans un premier temps, elle a considéré que le droit français tant en ce qu’il prohibe la PMA post mortem qu’en ce qu’il interdit l’établissement du lien de filiation de l’enfant avec son géniteur décédé et l’aptitude du premier d’hériter du second, n’est pas, en lui-même, contraire aux droits fondamentaux. Aussi a-t-elle retenu, dans la première affaire, que « l’interdiction formelle de la procréation post mortem, qui est d’ordre public, a pour corollaire l’impossibilité de voir établir en France la filiation issue d’un tel mode de procréation ». Or ce corollaire poursuit un but légitime en ce qu’il vise à « décourager les ressortissants français de recourir hors du territoire national à un mode de procréation que [le législateur] prohibe, dans le but de protéger les droits et libertés d’autrui, qui impliquent le respect de la dignité des personnes et le libre arbitre, ainsi que l’intérêt de l’enfant né d’une telle procréation ». En cela, le refus d’établir la filiation avec le géniteur décédé est, en principe, conforme à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, a jugé la Cour d’appel. Dans la seconde affaire, elle a retenu que les premiers juges avaient fait une exacte application du droit français lequel, au vu de l’interdiction de la PMA post mortem, ne permet pas de considérer que l’enfant a été « conçu » à la date de la fécondation in vitro réalisée du vivant de l’époux géniteur, avant le transfert d’embryon. Elle a en outre souligné que cette solution poursuit des buts légitimes que sont la protection de la morale en ce qu’elle s’inscrit en cohérence avec la prohibition en France de la PMA post mortem, les droits d’autrui, et notamment ceux des autres héritiers appelés à la succession, et la préservation de la sécurité juridique.

Vient le second temps du raisonnement au cours duquel la Cour d’appel a éprouvé ces solutions de principes à l’aune des deux cas particuliers qui lui sont soumis. Aussi a-t-elle opéré un contrôle concret de conventionnalité, aussi appelé contrôle de proportionnalité, qui permet d’apprécier la conformité, non pas tant de la teneur de la loi que de son application au cas d’espèce, aux droits fondamentaux. A ce titre, la Cour d’appel a suivi de manière rigoureuse les différentes étapes du contrôle. D’abord, elle a retenu que le refus d’établissement du lien de filiation avec le géniteur décédé et de l’aptitude de l’enfant à hériter du défunt constituait des ingérences dans le droit au respect à la vie privée et familiale de l’enfant ainsi que dans son droit au respect de ses biens et à l’égalité de traitement, pour la seconde affaire. Elle a ensuite constaté que ces ingérences étaient prévues par la loi et justifiées par les buts légitimes déjà évoqués. Elle a enfin vérifié que ces ingérences étaient adéquates, nécessaires et proportionnées au regard des buts poursuivis. Cette dernière exigence, la proportionnalité stricto sensu, a conduit la Cour d’appel à mettre en balance les intérêts en conflits en tenant compte des circonstances concrètes de chaque espèce. Pour considérer, dans la première affaire, que le refus d’établir le lien de filiation avec son géniteur décédé porte une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée de l’enfant, la Cour d’appel a ainsi tenu compte de la circonstance que l’enfant, née de l’AMP librement poursuivie par sa mère en Espagne dans les douze mois du décès de son époux, dans le strict respect de la loi locale, et conformément au souhait sans équivoque de celui-ci, s’est construit depuis sa naissance au contact d’un entourage familial et social qui l’identifie, de manière unanime et constante, au même titre que son frère ainé, comme la fille désirée du défunt. Dans la seconde affaire, elle a notamment pris en compte le fait que l’impossibilité pour l’enfant de faire valoir ses droits successoraux lui signifiait une place différente au sein de la fratrie, notamment avec sa sœur aînée, malgré une histoire commune et un quotidien partagé, qu’il n’avait pas encore été procédé au partage de la succession et que l’incidence pour les autres héritiers de voir partager la succession avec l’enfant était infiniment moindre que celle que subirait ce dernier s’il en était exclue. Aussi a-t-elle conclu à une atteinte disproportionnée portée tant au droit au respect de la vie familiale de l’enfant qu’à son droit au respect de ses biens et au principe d’égalité.

Que penser de ces décisions ?

A peine adoptées, ces décisions ont été relayées dans les médias, au-delà de la stricte sphère juridique. C’est que la question de la PMA post mortem et ses conséquences en matière de filiation et de succession constituent un débat de société particulièrement controversé en raison des enjeux éthiques qu’il soulève. De sorte que ces décisions vont inévitablement recevoir un accueil contrasté, selon que l’on adhère ou que l’on s’oppose à cette institution et selon l’attachement que l’on porte à la préservation de l’autorité de la loi française et à l’intérêt concret de l’enfant. Indépendamment de ce que chacun pourra personnellement en penser, ces deux décisions appellent deux remarques.

D’un point de vue technique, elles témoignent de l’adoption par la Cour d’appel du raisonnement retenu par le Conseil d’Etat dans le contentieux sur le transfert des gamètes à l’étranger pour y réaliser une PMA post mortem. En effet, dans une jurisprudence désormais constante (CE, ass., 31 mai 2016, Gonzalez Gomez, n° 396848) et récemment validée par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH, 14 février 2023, Baret et Caballero c. France, req. n° 22296/20 et 37138/20), le Conseil d’État a distingué le contrôle abstrait de conventionnalité de la loi au regard de l’article 8 de la CEDH de son contrôle concret autrement appelé contrôle de proportionnalité. Aussi a-t-il considéré, au titre du contrôle abstrait, que l’interdiction par la loi française de transférer les gamètes à l’étranger pour y réaliser une PMA post mortem était conforme au droit au respect de la vie privée et familiale, mais qu’en fonction des circonstances de chaque espèce, l’application de la loi française était tantôt conforme tantôt contraire audit droit fondamental. Or c’est exactement le même raisonnement qu’a adopté la Cour d’appel dans ces deux affaires. Au reste, et comme le Conseil d’Etat a déjà pu le juger, le contrôle concret de proportionnalité n’engendre pas l’éviction systématique de la prohibition française au profit du transfert des gamètes vers l’étranger. De sorte que la portée de la solution de la Cour d’appel peut être relativisée : dans d’autres circonstances, l’application de la loi française pourrait être jugée conforme aux droits fondamentaux de sorte que le lien de filiation entre l’enfant et le géniteur décédé ne serait pas établi et l’enfant ne serait pas apte à hériter du défunt.

D’un point de vue politique, la solution fait écho à la jurisprudence consacrée récemment par la Cour de cassation en matière de GPA. En effet, dans des arrêts remarqués et commentés sur ce blog, la Cour de cassation a reconnu en France le lien de filiation des enfants nés à l’étranger d’une gestation pour autrui en l’absence, notamment, de tout lien biologique avec le parent d’intention (Civ. 1re, 2 octobre 2024  ; Civ. 1re, 14 nov. 2024). Si les raisonnements sont certes différents – la Cour de cassation n’ayant pas opéré de contrôle de proportionnalité dans ces affaires –, les solutions témoignent d’une même politique juridique : celle de favoriser, au nom des droits fondamentaux de l’enfant, la reconnaissance en France du lien de filiation de l’enfant issu d’une technique procréative réalisée à l’étranger et prohibée en droit français. Encore faut-il préciser qu’à la différence de la GPA, les affaires de PMA post mortem s’inscrivent dans un contexte purement européen, celles-ci ayant été réalisées en Espagne. Derrière les solutions de la Cour d’appel, plane ainsi l’ombre de la liberté de circulation au nom de laquelle la Cour de justice de l’Union européenne a très souvent imposé aux Etats membres de reconnaître l’état civil des citoyens européens établi par un autre Etat membre – et notamment le lien de filiation d’un enfant né d’une PMA réalisée en Espagne par un couple de femmes (CJUE, 14 déc. 2021, Pancharevo) – afin qu’ils puissent effectivement exercer les droits qu’ils tirent de l’Union européenne. Reste que les décisions de la Cour d’appel feront très probablement l’objet d’un pourvoi en cassation. Affaire à suivre donc…