Places de marché et risques systémiques : les enseignements de l’arrêt du Tribunal de l’UE Amazon/Commission
A première vue, l’arrêt du Tribunal de l’UE du 19 novembre 2025 semble consacrer une évidence : il valide la décision de la Commission du 25 avril 2023 désignant Amazon comme très grande plateforme au sens du Digital Services Act. L’arrêt mérite pourtant une attention particulière. Il constitue un précédent important pour l’interprétation et l’application de plusieurs dispositions-clés du DSA aux places de marché majeures.
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Par Anastasia Iliopoulou-Penot, Professeur de droit public, Université Paris Panthéon-Assas, Centre de droit européen
Que soutenait Amazon et quelle solution le Tribunal a-t-il retenue ?
Amazon soulevait une exception d’illégalité de l’article 33 DSA et du régime contraignant qu’entraîne la qualification de très grande plateforme (TGP) pour les fournisseurs de places de marché avec plus de 45 millions de destinataires actifs mensuels dans l’Union. Autrement dit, Amazon remettait en cause l’ensemble du dispositif relatif aux risques systémiques applicable aux très grande plateforme (articles 34 à 43 DSA), ciblant notamment l’obligation de proposer un système de recommandation non fondé sur le profilage ainsi que celle de rendre public un registre des publicités. A la différence de Zalando qui avait (sans succès) contesté sa désignation de TGP en se concentrant sur des aspects plus techniques de la méthode de désignation de la Commission (Trib. UE, 3 septembre 2025, T-348/23), Amazon se place sur le terrain constitutionnel et mobilise le langage puissant des droits fondamentaux, alléguant une atteinte à plusieurs d’entre eux, garantis par la Charte : la liberté d’entreprendre, le droit de propriété, l’égalité de traitement, la liberté d’expression dans son volet commercial ainsi que la protection des données confidentielles.
Selon le Tribunal, les droits fondamentaux des TGP peuvent faire l’objet de limitations dès lors que celles-ci sont justifiées par et proportionnées à l’objectif légitime prépondérant poursuivi par le DSA. Celui-ci vise à réduire les risques systémiques afin notamment de contribuer à un niveau élevé de protection des consommateurs, érigé lui-même en principe fondamental à l’article 38 de la Charte. Le législateur européen dispose à cet égard d’une large marge d’appréciation pour déterminer les moyens appropriés à la réalisation de cet objectif. Le Tribunal confirme alors la validité du cadre législatif et met l’accent sur sa capacité à contribuer à l’atténuation des risques systémiques énumérés à l’article 34, paragraphe 1 DSA. Il rappelle utilement que les obligations de diligence des articles 38 et 39 DSA procèdent d’une mise en balance entre les différents droits et intérêts fondamentaux en présence. Elles sont alors justifiées même si elles entraînent des coûts de compliance significatifs pour les TGP.
Les très grandes places de marché génèrent-elles des risques systémiques ?
La réponse à cette question peut paraitre évidente depuis l’affaire des poupées pornographiques commercialisées sur la plateforme Sein.
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Toutefois, une partie de la défense d’Amazon consistait à nier la capacité des places de marché à générer des risques systémiques. Tout d’abord, Amazon soutenait que, à la différence des institutions financières qui forment un système mondial en raison de la nature interconnectée de leurs activités, les places de marché ne seraient pas interdépendantes et ne constitueraient donc pas un système ni entre elles ni avec d’autres types de plateformes. Le Tribunal souligne toutefois la compréhension différente du risque systémique par rapport à la régulation financière, dès lors que le DSA a pour objectif d’atténuer les risques systémiques pour la société dans son ensemble en tant qu’ils pourraient affecter une partie significative de la population de l’Union. Dès lors, contrairement à ce que soutenait Amazon, le législateur n’était pas tenu d’imposer à la Commission de mettre en œuvre, dans la désignation des TGP, en complément du critère du seuil de 45 millions de destinataires, des critères qualitatifs tenant compte de l’effet sociétal et économique de chaque plateforme considérée. En effet, la prise en compte de critères qualitatifs aurait requis une approche au cas par cas, susceptible d’entraîner une incertitude juridique et un processus de désignation plus long et coûteux, ce qui aurait compromis la capacité du DSA à réduire les risques systémiques.
Dans le même esprit, Amazon soutenait que les places de marché, d’une part, et les réseaux sociaux, les services de partage de contenus et les moteurs de recherche, d’autre part, ne se trouvaient pas dans une situation comparable du point de vue de leur capacité à générer des risques systémiques. Le Tribunal écarte cet argument, en affirmant que les places de marché peuvent avoir des effets négatifs sur la protection des consommateurs et être détournées pour la vente de produits contrefaits ou dangereux. Ensuite, Amazon faisait valoir que les produits illégaux étaient principalement commercialisés sur les petites places de marché, via les réseaux sociaux ou sur le darknet, alors que les TGP, soucieuses de leur réputation, mettaient en place des contrôles. Le Tribunal juge toutefois que cette circonstance n’exclut pas que ces opérateurs puissent, à l’avenir, exposer un grand nombre de personnes à des produits illicites. Enfin, à la différence des détaillants, qui ne commercialisent en ligne que leurs propres produits, les fournisseurs de TGP, accueillant plusieurs millions de vendeurs, sont susceptibles de faciliter la diffusion de produits illégaux à leur insu et sans que leur responsabilité puisse être engagée.
Par ailleurs, et de manière significative, le Tribunal relève, aussi, l’éventualité de risques autres que la commercialisation de produits illégaux, plus précisément ceux liés à la diffusion des discours illicites, notamment à travers les publicités et les commentaires des utilisateurs. Il est d’ailleurs possible d’évoquer, sans prétendre à l’exhaustivité, des risques pour la protection de l’environnement, par exemple via la promotion de biens à faible durabilité, ou pour l’égalité des sexes, notamment par la reproduction de stéréotypes de genre dans les systèmes de recommandation et de publicité.
Quelles précisions l’arrêt apporte-t-il s’agissant de l’article 38 DSA ?
Dans une logique de user empowerment, l’article 38 DSA impose aux TGP de proposer un système de recommandation non fondé sur le profilage. Lu à la lumière du considérant 70, cet article tend à permettre aux utilisateurs de choisir, dans une certaine mesure, les informations auxquelles ils sont exposés. Il leur confère la possibilité de ne se voir recommander que des produits dont la sélection n’a pas été influencée par la collecte de leurs données personnelles. Le Tribunal rappelle que rien n’empêche les utilisateurs de continuer à recourir au système algorithmique reposant sur du profilage ou d’y revenir s’ils ne sont pas satisfaits des recommandations faites en l’absence de profilage. L’article 38 DSA ne saurait donc porter préjudice aux consommateurs ; il renforce, au contraire, leurs droits en leur permettant d’exprimer un choix quant aux produits qui leur sont proposés.
L’arrêt présente enfin un intérêt particulier quant à l’application de la liberté d’expression et d’information, dont le volet commercial protège la diffusion par un entrepreneur d’informations à caractère commercial, notamment sous la forme de messages publicitaires. Certes, l’article 38 DSA ne porte pas atteinte au contenu essentiel de cette liberté, puisque les TGP conservent la possibilité de proposer des systèmes de recommandation fondés sur le profilage. Toutefois, l’obligation qu’il instaure constitue bien une ingérence dans leur liberté d’expression commerciale dans la mesure où elle restreint la manière dont ils peuvent présenter les produits commercialisés. Cette ingérence demeure néanmoins justifiée par la nécessité d’assurer la protection des consommateurs.
Quels éclairages l’arrêt fournit-il s’agissant de l’article 39 DSA ?
Visant à accroître la transparence des TGP, l’article 39 DSA impose la mise à disposition du public d’un registre des publicités. Le Tribunal souligne que les informations publiées permettent, d’une part, aux consommateurs de s’informer sur les publicités auxquelles ils sont exposés et, d’autre part, aux médias et aux associations de contrôler les publicités diffusées sur les TGP, notamment en vue de prévenir la promotion de produits illégaux ou inappropriés auprès de certains publics, tels que les mineurs. Or, ces objectifs seraient plus difficilement atteints si seuls les chercheurs et les autorités avaient accès aux informations concernées, comme le soutenait Amazon. Par ailleurs, l’entreprise n’apporte aucun élément établissant que la diffusion de ces informations aurait une incidence négative sur l’attractivité de sa plateforme pour les annonceurs.
Le Tribunal ajoute que les informations rendues publiques ne portent que sur une partie limitée de l’activité économique des places de marché. En outre, certaines d’entre elles, telles que celles relatives au contenu des publicités, aux produits ou aux marques concernées, ne présentent pas de caractère confidentiel, tandis que les données commerciales les plus sensibles, à savoir celles relatives au succès d’une publicité, ne font pas partie des informations diffusées.