Par Mathilde Philip, Professeure de droit public à l’Université Lyon 3

Peut-on vraiment définir la laïcité ?

L’ancrage philosophique de la laïcité entraîne une discussion continuelle sur son sens, et parfois des confusions ou manipulations dans la manière dont elle est appliquée. Si bien que l’on a parfois l’impression que sa définition est mouvante, complexe, incertaine. Depuis cent vingt ans, la laïcité est aussi l’objet de passions politiques et de détournements qui brouillent encore son sens.

Ces différentes approches de la laïcité s’influencent les unes les autres, mais d’un point de vue juridique, sa définition a été précisée par le Conseil d’État, dans son rapport public de 2004 (Rapport public du Conseil d’État 2004, Considérations générales : Un siècle de laïcité, EDCE n° 55, 2004), puis par le Conseil constitutionnel en 2013 (n° 2012-297 QPC du 21 fév. 2013). Ce dernier considère que « le principe de laïcité figure au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit ; qu’il en résulte la neutralité de l’État ; qu’il en résulte également que la République ne reconnaît aucun culte ; que le principe de laïcité impose notamment le respect de toutes les croyances, l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et que la République garantisse le libre exercice des cultes ; qu’il implique que celle-ci ne salarie aucun culte ».

L’auteur de la proposition socialiste souhaite précisément constitutionnaliser cette définition. On peut se demander si c’est vraiment à la Constitution qu’il revient de rappeler le contenu d’un principe juridique, et s’il faut pour cela créer un titre XI ter, alors que l’article 1er affirme déjà la laïcité. De surcroît, la définition choisie demeure incomplète, le Conseil constitutionnel utilisant l’adverbe notamment pour montrer son caractère non exhaustif. En particulier, n’y figurent ni l’interdiction du financement et du subventionnement des cultes, ni la liberté de conscience pourtant elles aussi proclamées par les premiers articles de la loi de 1905.

En droit positif, il est donc déjà possible de définir la laïcité d’abord par les principes applicables à la République, puis par ceux qui en résultent. Ainsi, la laïcité de la République s’incarne dans les principes constitutionnels de séparation des Églises et de l’État et de reconnaissance du pluralisme convictionnel. Toutefois, elle se caractérise ensuite par trois principes qui s’y rattachent : la liberté de pensée, de conscience et de religion ; l’égalité, qui a d’ailleurs longtemps fait la spécificité de la laïcité française car elle s’applique tout autant aux convictions philosophiques que religieuses ; et enfin la neutralité de l’État, dont Jean Rivero a montré l’importance particulière dans sa célèbre chronique sur la notion juridique de laïcité au Dalloz de 1949.

On comprend donc bien que la laïcité ne s’est pas construite autour de la question du port de signes religieux par des personnes privées comme le débat public pourrait le laisser croire depuis une vingtaine d’années. En ce qui concerne ce point précisément, quel est l’état du droit ?

La seule interdiction de principe dans la loi de séparation concerne les signes ou emblèmes religieux, apposés postérieurement à son entrée en vigueur, sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit. Ce sont, le plus souvent, les signes catholiques qui sont alors concernés comme l’illustre la jurisprudence du Conseil d’État sur les statues religieuses et les crèches de Noël.

Par conséquent, le fondement des interdictions s’appliquant aux personnes privées se trouve dans d’autres textes, soit dans le cadre de la laïcité de la République proclamée par l’article 1er de la Constitution, soit dans celui de la laïcité scolaire issue notamment de l’alinéa 13 du préambule de 1946. D’une part, la laïcité de la République justifie la stricte neutralité des agents publics et des personnes qui participent à l’exécution du service public. D’autre part, la laïcité scolaire est marquée par la volonté que les écoles restent un « asile inviolable où les querelles des hommes ne pénètrent pas » selon les mots de Jean Zay dans sa circulaire du 31 décembre 1936. Depuis la loi du 15 mars 2004, les élèves des écoles publiques ne peuvent porter que des tenues ou des signes discrets. Ils ont donc un devoir de discrétion religieuse, non pas de neutralité.

En revanche, conformément au droit de la laïcité, l’espace public reste un espace de liberté où se côtoient toutes les formes de convictions philosophiques et religieuses. La seule interdiction de principe, prise au nom de l’ordre public, concerne la dissimulation intégrale du visage depuis la loi du 11 octobre 2010, une interdiction assortie de nombreuses exceptions. La proposition de loi de novembre dernier ambitionne de la compléter en y ajoutant une interdiction visant le port du voile par les mineures.

Justement, est-ce possible juridiquement d’interdire « à tout parent d’imposer à sa fille mineure ou de l’autoriser à porter, dans l’espace public, une tenue destinée à dissimuler sa chevelure » comme le prévoit cette proposition de loi ?

Cette proposition ne cite pas la laïcité comme une justification, mais elle pose tout de même deux problèmes juridiques au regard de ce principe.

Il y a d’abord son objet. En premier lieu, son exposé des motifs évoque seulement un signe porté par certaines jeunes filles musulmanes pour des motifs religieux. Il n’y a donc qu’une seule pratique confessionnelle visée, contraire au principe d’égalité entre les convictions philosophiques et religieuses dont on a expliqué qu’il singularisait la laïcité. C’est pour cette raison que la loi de 1905, largement motivée par les volontés politiques de séparer l’État de la religion catholique s’applique à tous les cultes, de même que celle de 2004 qui avait évidemment pour origine des affaires de port de foulard dans des collèges, ne conduit pas à l’interdiction de ce seul signe religieux.

En second lieu, la mesure proposée est sexospécifique puisque les garçons ne seraient pas concernés par cette interdiction de dissimuler leurs cheveux, une violation du principe d’égalité entre hommes et femmes que la proposition entend pourtant défendre.

Ensuite, la justification de l’interdiction par les droits de l’enfant est elle aussi problématique dès lors que la proposition assimile la jeune fille qui serait contrainte de porter un signe religieux, à celle qui le choisit librement. D’une part, conformément à l’article 371-1 du Code civil, il découle de l’autorité parentale un droit des parents à éduquer leurs enfants selon la conviction philosophique et religieuse qu’ils souhaitent. D’autre part, l’enfant a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion selon l’article 14 de la Convention de 1989, étant précisé que son âge et sa maturité déterminent les conditions d’exercice de ce droit. Or, toujours selon le Code civil, les parents doivent respecter sa personne et l’associer aux décisions qui le concernent. En outre, « l’autorité parentale s’exerce sans violences physiques ou psychologiques ». Par conséquent, il est déjà contraire au droit positif que des parents contraignent une adolescente à porter un signe religieux, mais il est aussi contraire au Code civil et à la Convention internationale des droits de l’enfant que ces mêmes parents le lui interdisent.

En conclusion, et de manière paradoxale, la proposition de loi méconnaît à la fois la laïcité et les droits de l’enfant, tout en ne protégeant pas davantage les jeunes filles concernées, contrairement à son objectif affiché.