Par Mathilde Philip, Professeure de droit public à l’Université Lyon 3

Dans quel contexte la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État a-t-elle été adoptée ?

Pour comprendre la séparation des Églises et de l’État, il faut revenir à l’histoire de la France. Bien que surnommée « la fille aînée de l’Église », des courants de pensée français ont très tôt cherché à limiter l’autorité du pape, comme, par exemple, le gallicanisme, qui défendait un catholicisme autonome vis-à-vis de Rome. Cette volonté d’indépendance prépare une future dissociation du politique et du religieux.

Au XVIIIᵉ siècle, les Lumières renforcent cette remise en cause du pouvoir religieux par la valorisation de la raison et de la liberté de discuter de toute opinion, y compris religieuse. En 1789, l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen consacre la liberté d’opinion « même religieuse ». Cette affirmation place la croyance au même niveau que les convictions philosophiques, et suggère, d’une part, que l’on peut ne pas croire et, d’autre part, que l’on peut changer de religion Le pape la condamne vivement ce qui contribue à rompre les relations diplomatiques avec la France : c’est le premier acte majeur de séparation.

Les décennies suivantes alternent entre ruptures et tentatives de contrôle des cultes par l’État. Sous Napoléon, le Concordat de 1801 rétablit des relations mais dans un cadre nouveau : la religion catholique n’est plus celle de la France, seulement celle « de la majorité des Français », et l’État rémunère les ministres du culte en échange d’un contrôle strict. Les autres cultes alors exercés sur le territoire français, les cultes protestants et israélite, ont également le même statut juridique.

Sous la IIIᵉ République, un nouveau conflit éclate. Le gouvernement Combes ferme notamment les congrégations religieuses, ce qui accélère la laïcisation des hôpitaux, écoles et autres services publics. Une nouvelle rupture avec le Vatican s’ensuit.

Dans ce contexte, la loi du 9 décembre 1905 vient acter définitivement la séparation. Présentée par Aristide Briand, elle constitue symboliquement un « divorce » entre l’État et les religions. Elle fixe trois principes essentiels : liberté de conscience et de culte, fin de la subvention et du financement publics des cultes, fin du salariat des ministres du culte par l’État. En vertu de ces deux derniers principes et celui d’interdiction des signes religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit (article 28), l’État est donc neutre, ce qui renforce aussi la neutralité des services publics qui était alors déjà en train de se construire – notamment à l’école – en tant que corollaire du principe d’égalité.

Ainsi, la loi de 1905 n’est pas une rupture brutale, mais l’aboutissement d’un long processus engagé dès la Révolution : l’émancipation du pouvoir politique face à l’autorité religieuse.

La loi de 1905 doit-elle évoluer afin de répondre aux enjeux de la société actuelle ?

La loi de 1905 n’épuise pas la notion de laïcité. Elle en constitue un élément central, mais la laïcité inclut également la liberté de conscience et de religion, l’égalité entre toutes les convictions philosophiques et religieuses, ainsi que la neutralité des institutions publiques. La séparation n’est donc qu’une composante du principe laïque dans son ensemble.

Concernant l’évolution de cette loi, elle a été modifiée à plusieurs reprises depuis son adoption. Les deux premiers articles, qui concernent la liberté de conscience et l’absence de reconnaissance ou de financement d’un culte par l’État, ont acquis une valeur constitutionnelle, notamment depuis une décision du Conseil constitutionnel de 2013. Ils représentent le cœur immuable de la séparation.

Toutefois, en dehors de ce socle, la loi de 1905 a largement évolué. Rapidement, des aménagements sont mis en place pour permettre aux catholiques de s’adapter au nouveau régime, comme la création des associations diocésaines. D’autres modifications importantes interviennent ensuite, y compris sous le régime de Vichy, qui autorise le financement public de l’entretien des lieux de culte, une évolution maintenue après la Libération.

De nombreuses réformes continuent d’ajuster la loi tout au long du XXᵉ siècle et jusqu’à aujourd’hui. La loi du 24 août 2021 constitue une révision particulièrement marquante : elle renforce le contrôle des associations culturelles et met en place de nouvelles règles en matière de police des cultes. Ainsi, si le principe de séparation n’est pas supprimé, son application est régulièrement adaptée.

Enfin, la question du financement illustre bien cette évolution : pour soutenir la construction de lieux de culte, notamment musulmans, l’État et les collectivités territoriales utilisent des dispositifs dérogatoires (garanties d’emprunt, baux emphytéotiques), permettant d’assurer un traitement plus égalitaire entre les cultes. La séparation financière n’apparaît donc pas comme un absolu dans les faits, mais comme un principe dont l’interprétation évolue selon les besoins sociaux et les enjeux contemporains.

Faut-il un défenseur de la laïcité ?

Le député socialiste Jérôme Guedj a défendu le 11 décembre dans le cadre de la niche parlementaire de son groupe à l’Assemblée nationale une proposition de loi constitutionnelle portant création d’un Défenseur de la laïcité et définition de ce principe.

La création d’un « Défenseur de la laïcité » soulève plusieurs interrogations. D’abord, puisqu’il existe déjà un Défenseur des droits, on peut se demander pourquoi ne pas intégrer cette mission à cette autorité indépendante, plutôt que de créer une nouvelle structure. Ensuite, confier la défense de la laïcité à une seule personne peut poser problème : si la laïcité dispose d’une définition juridique précise, elle est interprétée de manière diverse sur le plan philosophique. Le risque serait qu’une vision unique s’impose et que certaines conceptions soient exclues, en particulier dans un contexte politique tendu ou en cas de dérive autoritaire. Une instance collégiale pourrait offrir davantage de garanties.

Enfin, la définition de la laïcité retenue dans le projet de loi constitutionnelle est celle du Conseil constitutionnel. Or celle-ci est lacunaire : elle ne mentionne pas, par exemple, la liberté de conscience ou le principe de non-financement des cultes, pourtant au cœur de la loi de 1905. La mission d’un Défenseur de la laïcité reposerait ainsi sur une base doctrinale partielle et figée.

En résumé, si la nécessité de défendre la laïcité fait consensus, la forme proposée soulève de réelles réserves quant à son efficacité et à sa légitimité.