Affaire Estelle Mouzin : une responsabilité de l’État, mais quelle responsabilisation ?
Sans grande surprise et une fois de plus, le juge judiciaire a condamné l’État du fait d’une défaillance du service public de la justice. Le père d’Estelle Mouzin, cette fillette, dont le corps n’a jamais été retrouvé, victime du tueur en Série Michel Fourniret, a obtenu le 3 septembre 2025 la condamnation de l’État et l’engagement de sa responsabilité pour faute lourde.
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Par Anne Jacquemet-Gauché, Professeur de droit public à l’Université Clermont Auvergne
Pourquoi l’État est-il condamné, pour faute lourde, par le juge judiciaire ?
La responsabilité du service public de la justice relève, par exception, non pas de la compétence du juge administratif, mais de celle du juge judiciaire.
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L’état du droit est régi par une loi de 1972 aujourd’hui codifiée à l’article L.141-1 du Code de justice judiciaire au terme duquel « l’État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement du service public de la justice ». Ce principe – qui a mis fin à une longue irresponsabilité de l’État en la matière – est immédiatement tempéré par la phrase suivante : « cette responsabilité n’est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice ». Il s’agissait, à l’origine, de protéger le bon fonctionnement de la justice et d’éviter, ce faisant, qu’il soit porté atteinte à l’un des piliers de la souveraineté de l’État. Cependant, le juge judiciaire a eu une interprétation de plus en plus souple de ces notions. D’une part, le déni de justice répond à deux cas de figure, rappelés dans le jugement : le « refus d’une juridiction de statuer sur un litige » ou le « fait de ne procéder à aucune diligence pour instruire ou juger les affaires ». En l’espèce, si le requérant invoquait plusieurs éléments (longueur de la procédure, inactivité de l’instruction), le tribunal les écarte. D’autre part, la faute lourde est classiquement définie comme « toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi » (Cass, Ass. Plé., 23 février 2001, n° 99-16.165, consorts Bolle-Laroche). En réalité, le juge judiciaire ne s’en tient pas uniquement aux défaillances les plus grossières et a abaissé le seuil au-delà duquel la faute est retenue. En outre, la responsabilité inclut non seulement les manquements des magistrats, mais aussi ceux des services de police. C’est ainsi que la faute lourde a pu être retenue pour l’impossibilité de ces derniers à intercepter les auteurs de 13 cambriolages d’un fonds de commerce sur une période de douze ans, en dépit d’un système d’alarme directement relié au commissariat de police (Cass. Civ. 1ere, 25 janvier 2005, n° 02-16.572). En outre, une série de défaillances qui ne constituent pas, isolément, une faute lourde peuvent répondre à cette qualification du fait de leur accumulation. Dans l’affaire Estelle Mouzin, cette faute lourde est retenue.
En quoi y a-t-il faute lourde dans cette affaire ?
Les griefs formulés par le père d’Estelle Mouzin sont nombreux. Soulignons cependant qu’ils ne visent ni l’assassin ni le fait même que sa fille ait été assassinée, mais portent sur la perte de chance de retrouver son corps et de voir le principal suspect être jugé (lequel est décédé auparavant). La responsabilité des magistrats, pris individuellement, n’est pas non plus recherchée. Il s’agit typiquement d’un cas de carence structurelle, c’est-à-dire d’une défaillance d’un service, qui ne tient pas à son personnel, mais à son organisation et en particulier aux moyens matériels et humains qui lui sont alloués. Dans cette hypothèse, la condamnation de l’État (en tant que personne abstraite) prend tout son sens. Plus précisément, les juges procèdent ici à l’énumération de tous les manquements allégués. Puis, ils tiennent compte du comportement du demandeur et des actions qu’il a menées ou aurait dû intenter pour que l’enquête avance, mais aussi de la très grande complexité de l’affaire (un auteur non identifié, une victime non retrouvée, un dossier de centaines de milliers de pages) et de toutes les investigations « d’une ampleur exceptionnelle » qui ont été réalisées. De cette analyse concrète et précise de l’ensemble du dossier, il résulte toutefois que l’absence de cotation « continue et à jour » du dossier pendant 10 ans (c’est-à-dire la numérotation chronologique et ordonnée de chaque acte, permettant notamment de s’assurer de la complétude du dossier), puis sa cotation « tardive et peu intelligible, couplée à l’absence de procès-verbaux réguliers » ont rendu difficiles pour les parties l’accès au dossier ainsi que son suivi. A ceci s’ajoute la « succession de dix magistrats instructeurs », parfois pour des courtes périodes, submergés de travail par ailleurs et qui n’ont pas été en mis en mesure d’appréhender correctement le dossier d’instruction et de le faire avancer. Dès lors, sans entrer dans le détail des autres défaillances, le tribunal conclut de ces deux constats que « le manque de moyens humains et les dysfonctionnements » relevés constituent une faute lourde.
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Une indemnisation de la victime, une stigmatisation de l’État. Et après ?
La reconnaissance de la faute lourde ne constitue qu’une de trois conditions pour engager la responsabilité de l’État. Pour que la victime puisse être indemnisée, il faut également qu’elle prouve un préjudice en lien causal avec la faute. Si le père d’Estelle Mouzin invoquait un préjudice matériel important lié notamment à une baisse d’activité professionnelle (au vu du temps consacré au suivi de l’affaire), aucun élément tangible ne permet de le prouver. En revanche, est retenu un préjudice moral, constitué « d’importants tracas et [d’] une perte de confiance dans l’institution judiciaire », chiffré à hauteur de 50 000 euros. Sans revenir sur les débats traditionnels relatifs au principe même d’indemniser le préjudice moral (et sur la critique de la marchandisation de la souffrance) ni sur le montant alloué (conforme aux standards en ce domaine, mais trop peu coercitif dans une perspective d’analyse économique du droit), il faut redire que le recours en responsabilité n’a pas ici principalement un enjeu indemnitaire. L’engagement de la responsabilité vise bien plus à stigmatiser l’État, qui se voit condamner pour « faute lourde », expression recelant une connotation morale et infamante, et dont l’effet est amplifié par la médiatisation de l’affaire. A ce titre, la condamnation peut, en elle-même, avoir une vertu réparatrice, la confiance de la victime dans la justice étant supposée, autant que possible, rétablie. Elle contient aussi l’espoir d’une incidence corrective et pédagogique, pour alerter les pouvoirs publics et les citoyens sur les défaillances de l’institution judiciaire, liées à des carences dans les moyens humains et matériels qui lui sont alloués. La responsabilité de la justice semble de plus en plus engagée ces derniers temps, notamment dans le cadre des dits « féminicides ». Les conditions actuelles de fonctionnement de l’institution judiciaire (dont les personnels souffrent aussi) ne laissent pas présager un tarissement des dysfonctionnements et du contentieux, mais plutôt son accroissement. En ce sens, l’engagement de la responsabilité de l’État, qui constitue déjà un progrès, n’est pas encore synonyme de responsabilisation de celui-ci, pour que le fonctionnement de la justice soit réellement amélioré et, partant, la confiance des citoyens confortée.