Par Elina Lemaire – Professeur de droit public à l’Université de Bourgogne – Membre du CREDESPO et de l’Institut Michel Villey
À l’issue de l’audition de Mme Marine Le Pen par la commission d’enquête de l’Assemblée nationale relative aux ingérences politiques, économiques, financières de puissances étrangères, le 24 mai dernier, deux députés membres de la commission, MM. Julien Bayou (Écologiste-NUPES) et Stéphane Vojetta (Rennaissance) ont annoncé vouloir saisir le Bureau de l’Assemblée nationale en vue d’un signalement à la justice d’un délit de « faux témoignage » dont la chef de file du Rassemblement National se serait rendue coupable lors de son audition.

Qu’est-ce qu’un « faux témoignage » ?

Le « faux témoignage » (parfois encore qualifié de « parjure » dans les systèmes de common law) est une infraction pénale et plus précisément un délit, réprimé par les articles 434-13 et 434-14 du Code pénal. L’article 434-13 définit le faux témoignage comme un « témoignage mensonger fait sous serment devant toute juridiction ou devant un officier de police judiciaire agissant en exécution d’une commission rogatoire ». Il est en principe puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. Selon la jurisprudence de la Cour de cassation, la constitution du délit de faux témoignage suppose l’affirmation d’un fait inexact, la négation d’un fait véritable ou une omission volontaire, d’une part, faits de mauvaise foi et avec une intention dolosive, d’autre part.

Les articles 434-13 et 434-14 figurent dans le Livre IV du Code pénal, qui réprime les « crimes et délits contre la Nation, l’État et la paix publique ». Cela s’explique par le fait que le délit de faux témoignage a pour objet principal la protection du bon fonctionnement de la justice : si la quête de la vérité est le cœur de l’office du juge, cette quête ne doit pas être entravée par des témoignages mensongers.

Un témoignage mensonger devant une commission d’enquête parlementaire peut-il être qualifié de « faux témoignage » au sens de l’article 434-13 du code pénal ?

Une commission d’enquête parlementaire n’est évidemment pas une juridiction. Toutefois, si le délit de faux témoignage concerne, en principe, un témoignage mensonger devant un juge, il peut être également constitué devant des autorités qui n’ont pas cette qualité. L’article 434-13 du code pénal, précité, prévoit ainsi une première exception (cf. supra). Le délit de faux témoignage est également constitué en cas de témoignage mensonger devant une commission d’enquête parlementaire, en application des dispositions de l’article 6, III° de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

La transposition de cette règle de droit processuel aux commissions d’enquête s’explique par plusieurs motifs, le plus important d’entre eux étant que, à l’instar du juge, les parlementaires « enquêteurs » cherchent à faire la lumière sur la vérité, ici « politique »[1]. Pour informer correctement la représentation nationale, ils doivent pouvoir fonder leurs conclusions sur des faits matériellement exacts.

Cela explique également que la répression des faux témoignages devant une commission d’enquête ne date pas de la Ve République. En 1914, le Parlement avait adopté une loi contraignant toute personne dont une commission d’enquête avait jugé l’audition utile de comparaître sous peine d’amende et réprimait tant le refus de prestation de serment que les auteurs de témoignages mensongers (loi du 23 mars 1914 relative aux témoignages reçus par les commissions d’enquête parlementaire).

Le 24 mai dernier, Mme Marine Le Pen a été auditionnée par la commission d’enquête relative aux ingérences politiques, économiques, financières de puissances étrangères. Elle a notamment dû s’expliquer sur les soupçons de soutien financier de la Russie à son parti, nés en raison de prêts contractés par le Front National auprès de banques russes ou liés à des intérêts russes.

Estimant qu’elle s’était rendue coupable de faux témoignage, deux députés de la commission d’enquête ont annoncé vouloir saisir le Bureau de l’Assemblée nationale en vue d’un signalement à la justice.

Dans quelles conditions les poursuites sont-elles exercées ?

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 prévoit qu’en cas de faux témoignage, les poursuites sont exercées à la requête du président de la commission d’enquête – cela est peu probable en l’espèce, le président de la commission appartenant au même groupe politique que Mme Le Pen – ou, lorsque le rapport a été publié, à la requête du Bureau de l’assemblée intéressée.

Depuis 2015, la justice a été saisie à plusieurs reprises par l’une ou l’autre des deux assemblées pour des faits de faux témoignage. En mars 2023, le Sénat a par exemple signalé les dépositions faites par un dirigeant d’une filiale française du cabinet de conseil McKinsey devant la commission d’enquête sur l’influence croissante des cabinets de conseil sur les politiques publiques. Ce dernier avait déclaré que la société payait l’impôt sur les sociétés en France, alors que l’enquête sénatoriale révélait le contraire. À ce jour, seule une condamnation pour faux témoignage a été prononcée : celle (en 2018) du pneumologue Michel Aubier qui avait omis de mentionner ses liens avec le groupe Total lors de sa déposition devant la commission d’enquête sénatoriale sur le coût économique et financier de pollution de l’air.

Mme Le Pen peut-elle invoquer son statut de député pour se mettre à l’abri des poursuites ?

Au premier abord, l’affaire qui nous occupe peut paraître singulière dans la mesure où la personne accusée de faux témoignage par deux des membres de la commission est elle-même parlementaire. Or, le mandat parlementaire est protégé par des dispositions constitutionnelles qui ont pour objet de préserver l’indépendance des parlementaires à l’égard du juge et, à travers elle, le libre exercice de la souveraineté nationale.

L’alinéa 1er de l’article 26 de la Constitution, d’abord, dispose qu’« aucun membre du Parlement ne peut être poursuivi, recherché, arrêté, détenu ou jugé à l’occasion des opinions ou votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions ». Cette protection fonctionnelle couvre, de façon absolue et permanente, tous les actes des députés et des sénateurs accomplis dans l’exercice de leur mandat.

Mais ici, de toute évidence, les propos tenus par Mme Le Pen devant la commission d’enquête n’ont aucun lien avec son mandat de député. Elle a été appelée à témoigner devant la commission parce qu’elle dirige le parti qui a contracté les prêts litigieux. Elle ne pourrait donc invoquer utilement son irresponsabilité. La Cour de cassation a eu l’occasion de le juger à propos d’une affaire proche, dans un arrêt de sa chambre criminelle du 16 décembre 1997 (audition par une commission d’enquête du député Henri Emmanuelli en sa qualité de trésorier du Parti socialiste).

En vertu des dispositions de l’art. 26 al. 2 de la Constitution, ensuite, un régime d’inviolabilité protège les parlementaires contre les procès intentés contre eux pour des faits sans lien avec leur mandat. Avant la révision constitutionnelle du 5 août 1995, pendant la durée des sessions, les poursuites (et a fortiori les arrestations) ne pouvaient être engagées sans l’autorisation de l’assemblée à laquelle appartenait le parlementaire concerné. Mais depuis cette révision, les poursuites sont libres et la protection procédurale ne subsiste qu’en cas d’arrestation « ou de toute autre mesure privative ou restrictive de liberté ». Ces mesures restent subordonnées à l’autorisation du Bureau de l’assemblée concernée (on parle alors de « levée » de l’immunité).

Autrement dit, des poursuites pourraient être librement engagées contre Mme Le Pen en cas de signalement à la justice ; mais nous n’en sommes pas encore là, la proposition de MM. Bayou et Vojetta ayant été accueillie avec peu d’enthousiasme à l’Assemblée.

[1] Comme l’expliquait le rapporteur Jean-Luc Warsmann dans son rapport (AN, n° 740 du 26 mars 2008, p. 17) sur la proposition de loi ayant pour objet le renforcement de la protection des témoins devant les commissions d’enquête, qui devait aboutir à accorder à ces témoins une immunité partielle, équivalente à celle qui protège les témoins entendus par les tribunaux (v. article 41, al. 3 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse dans sa rédaction issue de la loi du 14 novembre 2008 relative au statut des témoins devant les commissions d’enquête parlementaires).

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