Réduction du nombre de fonctionnaires : quelles sont les limites juridiques ?
À l’occasion de son allocution consacrée aux grandes orientations budgétaires, le Premier ministre a annoncé la suppression de 3 000 postes en 2026 ainsi que le non-remplacement d’un fonctionnaire sur trois à partir de 2027. Ces mesures, loin d’être inédites dans la fonction publique, soulèvent plusieurs questions juridiques.
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Par Emmanuel Aubin, Professeur de droit public à l’Université de Tours, consultant en droit de la fonction publique
La suppression de milliers de postes dans la fonction publique est-elle inédite ?
La corrélation entre la maîtrise des dépenses publiques et le nombre de fonctionnaires remonte à la IIIe République. Juridiquement, rien n’interdit à un gouvernement de procéder à une suppression de postes dans la fonction publique. Sous la Ve République, il a été décidé pour la première fois de supprimer plus de 5 000 postes en 2006, la loi de finances pour 2007 ayant triplé l’objectif avec la suppression de 15 000 postes. C’est surtout à la faveur des départs à la retraite de la pléthorique génération Baby boom que la suppression d’emplois a été significative. Sous la présidence de Nicolas Sarkozy, un fonctionnaire sur trois puis en 2010 un sur deux (soit 34 000 postes supprimés) n’a pas été remplacé. L’application de cette règle jusqu’en 2012 a eu pour effet de supprimer plus de 120 000 postes dans l’État. Le pilotage de la masse salariale de l’État aurait pour objectif global de supprimer 3 000 emplois dès 2026 mais le gouvernement n’a pas indiqué les ministères concernés ni la méthode retenue. Les employeurs locaux (collectivités territoriales et EPCI) et les hôpitaux publics seront-ils concernés à la même échelle ? Ce chiffre de 3000 postes non impressionnant au regard des suppressions de postes de 2007 à 2017 n’est toutefois pas inclus dans l’objectif de ne pas renouveler un départ à la retraite sur trois à partir de 2027. Ce choix aura davantage de conséquence, il devrait avoir pour effet de supprimer plus de 15 000 postes dans la seule fonction publique de l’État. En 2023, ce sont en effet plus de 157 000 agents qui ont pris leur retraite dont 45 300 agents de l’État.
Quelles conséquences pour les principes juridiques au cœur du fonctionnement des services publics ?
Si le service public doit s’adapter aux contraintes notamment budgétaires, la nécessité d’assurer un fonctionnement de l’activité peut créer une confrontation avec des principes de fonctionnement du service public créant des obligations pour l’État employeur. Le principe de continuité a une valeur constitutionnelle impliquant la nécessité pour les Administrations de garantir une amplitude horaire suffisante et une mission effective de service public. Il n’est désormais pas rare que la responsabilité de l’État soit engagée lorsqu’il n’est pas en mesure d’assurer des enseignements obligatoires dans les collèges et lycées alors que la Constitution impose cette mission (13ème alinéa du Préambule de la Constitution de 1946). Comment assurer le fonctionnement de certaines missions confrontées à des effectifs insuffisants et un manque de moyens matériels ? D’ores et déjà, on observe des tensions dans certaines administrations liées à une surcharge de travail, un management mettant l’accent sur les résultats et la rentabilité s’affirme de plus en plus et la frontière est poreuse entre la vie professionnelle et la vie privée liée à la transition numérique et au télétravail. Le fait de supprimer des milliers d’emplois et le non-renouvellement en 2027 du départ d’un fonctionnaire sur trois risquent, en outre, d’aggraver le constat d’une rupture du principe d’égalité pour des catégories importantes d’usagers exposés à la vulnérabilité numérique (les personnes âgées, les étrangers, les personnes confrontées à l’illectronisme et aux connexions erratiques) et d’accroître la charge de travail par exemple dans les services d’urgence des hôpitaux, les EHPAD ou les classes de plus de 30 élèves. Souvent présentée comme une solution, la dématérialisation croissante de certaines missions rencontre des limites dont la principale tient au risque croissant d’exclusion d’un nombre significatif d’usagers en violation du principe d’égalité d’accès au service public mais également de traitement dans le fonctionnement de ce dernier. La réduction du nombre d’agents s’accompagnera probablement d’une augmentation des démarches en ligne via des robots conversationnels et l’usage de l’IA publique. Or, chacun sait que cette tendance favorable à la numérisation de la fonction administrative ne permet pas de garantir le respect du principe d’égalité entre les usagers et demandeurs de documents administratifs avec des risques de contentieux illustrés notamment par l’augmentation du nombre de litiges liés aux visas Schengen en raison de l’externalisation parfois désastreuse du recueil des informations administratives par des prestataires privés en raison de la réduction du nombre d’agents publics dans les postes consulaires.
Quelles conséquences pour les besoins d’intérêt général au cœur des services publics ?
L’adaptation du service public liée à la réduction des effectifs implique une capacité des agents à faire autant avec moins pour répondre aux missions d’intérêt général. Or, on constate sans mal que de nombreux services publics fonctionnent déjà en mode dégradé ne serait-ce que dans l’Éducation nationale où des milliers de postes (près de 4 000 l’an dernier) n’ont pas été pourvus faute de candidats ; ce qui amène l’État à recruter des agents contractuels. Ne pas recruter un fonctionnaire fait certes économiser sur le long terme (la carrière dure désormais 43 ans) plusieurs millions d’euros par poste mais la mission administrative n’est pas pour autant supprimée. Le code général de la fonction publique (1° de l’art. L. 7 du CGFP) évoque désormais les agents publics, expression qui s’applique à la fois aux fonctionnaires et aux agents contractuels. Or, le Premier ministre n’a pas évoqué le phénomène consistant à remplacer des fonctionnaires par des agents recrutés temporairement pour rendre possible la continuité de la mission de service public. Cette politique RH non évoquée et pour cause dans le discours gouvernemental a un coût car les contractuels sont mieux rémunérés à l’embauche que les titulaires dont la rémunération progresse à l’ancienneté. L’intérêt général risque d’être supplanté par l’impératif d’efficacité rappelé dans le discours du Premier ministre ayant évoqué la nécessité de réduire la bureaucratie. Comment maintenir une exigence de qualité des services publics en réduisant le nombre de fonctionnaires sans préciser par ailleurs les secteurs concernés ? Il manque déjà plusieurs dizaines de milliers de personnels soignants dans les hôpitaux publics et dans les EHPAD, lesquels sont confrontés aux conséquences médicales du vieillissement de la société qui nécessite des investissements importants. Alors que le nombre de personnes pauvres n’a jamais été aussi important depuis 1996, comment interpréter l’importante réduction des dépenses dans le domaine de la solidarité, l’insertion et l’égalité des chances ? Devant les commissions de finances des assemblées parlementaires, la ministre en charge des comptes publics a précisé le 16 juillet qu’il ne s’agissait pas d’une « coupe brutale dans les services publics » et que l’approche sera ciblée sur certains ministères au regard des projections démographiques qui feront évoluer à la baisse le taux d’administration futur à la baisse. La vraie question est ailleurs : l’État veut-il moins de services publics pour la Nation et souhaite-t-il externaliser vers la main invisible du marché des missions assurées jusqu’alors par des agents publics ?