Par Yvonne Flour, Professeur émérite de l’Université Panthéon-Sorbonne, Vice-présidente de l’Académie catholique de France

Certes, il y a lieu de se féliciter qu’ait ainsi été acceptée à l’unanimité le premier de ces textes, heureusement dissocié du second, qui assure à toute personne en état de souffrance, et en particulier à celle qui approche de la fin de sa vie, de bénéficier d’une prise en charge globale destinée « à préserver sa dignité, son autonomie, sa qualité de vie et son bien‑être ». On ne saurait oublier cependant, qu’en l’état du droit, l’accès aux soins palliatifs souffre moins d’une insuffisance des textes qui en promettent l’accès aux malades que de la faiblesse des moyens mis en œuvre pour en assurer l’effectivité concrète. En dépit d’importants engagements financiers pris dans le cadre de cinq plans successifs pour leur développement, à la fin de l’années 2021, 21 départements ne bénéficiaient encore d’aucune unité de soins palliatifs.

Quant au second, ses promoteurs s’emploient à dénoncer « les peurs » que chercheraient à susciter ceux qui s’inquiètent de voir l’aide à mourir érigée au rang d’un droit. Pour dissiper les inquiétudes, ils n’hésitent pas à convoquer les concepts fondamentaux de notre système juridique. C’est ainsi que l’exposé des motifs de la proposition de loi n° 1100 relative à la fin de vie annonce « une grande et belle loi de liberté, d’égalité, et de fraternité ». Il est permis cependant de s’interroger sur les réalités qui s’abritent derrière une telle proclamation.

La liberté qui nous est promise, celle de choisir sa mort, place la volonté de la personne au cœur du dispositif. C’est ce qui résulte de l’article L.1111-12-2 du Code de la santé publique, dans la version qui en a été votée par l’Assemblée nationale. Outre les conditions qui tiennent à son état de santé, le candidat à l’aide à mourir doit être majeur, sain d’esprit, et apte à manifester une volonté libre et éclairée. Mais justement, toute la question est de savoir dans quelle mesure la personne qui souffre est vraiment capable d’une volonté libre et éclairée. On ne connaît que trop les ambiguïtés du consentement. Le malade en fin de vie est-il vraiment en situation d’évaluer les enjeux de sa décision ? Comment être sûr qu’il ne renonce pas devant les pressions du personnel soignant, de son entourage, voire de la société en général ? Il est frappant de constater le soin que prend le droit des contrats afin de préserver l’intégrité du consentement quand il s’agit d’opérations économiques banales. Aucune de ces précautions qui forment le B.A. BA du droit ne se retrouve quand il s’agit de décider de sa mort. Pour ne prendre qu’un exemple, on reste perplexe en lisant dans ce qui pourrait être l’article L. 1111-12-4. IV du Code de la santé publique « qu’un délai de réflexion qui ne peut être inférieur à deux jours » est laissé à celui qui demande l’administration d’une substance létale pour confirmer sa décision. On peine à comprendre comment une procédure aussi expéditive pourrait préserver la dignité de qui que ce soit. Rappelons que pour souscrire un crédit immobilier, l’emprunteur se voit imposer un délai de dix jours avant de pouvoir accepter l’offre qui lui a été soumise (art. L. 313-34 du Code de la consommation). Ainsi le législateur semble-t-il plus préoccupé de préserver nos intérêts financiers que la sérénité de nos choix au moment ultime.

Il ne faut pas perdre de vue que l’état d’esprit d’une personne qui arrive aux portes de la mort n’est pas celui du bien portant qui, en pleine possession de ses moyens, anticipe ce qu’il éprouvera quand viendra le déclin. Les soignants en font constamment l’expérience : plus on approche de la mort, plus on s’attache à la vie. Philippe Pozzo di Borgo en apporte un témoignage saisissant : « si vous m’aviez demandé lors de mes quarante-deux ans de splendeur, avant mon accident, si j’accepterais la vie qui est la mienne depuis plus de vingt ans, j’aurais répondu sans hésiter : non, plutôt la mort ! ». Sous couvert d’une liberté défigurée, commente-t-il, quel terrible message adressé à ceux qui souffrent !

Au demeurant, on ne saurait regarder l’aide à mourir comme relevant seulement d’un choix individuel qui n’engagerait que la liberté de celui ou celle qui la demande. En réalité, ce qui est attendu aujourd’hui de la loi, ce n’est pas la liberté de se tuer, qu’à vrai dire nul ne nous conteste, mais c’est la possibilité d’une mort administrée par la médecine et légitimée par la loi. C’est le personnel médical qui « autorise » le patient à réclamer la mort. C’est encore un médecin ou un infirmier qui vont l’accompagner dans sa démarche et qui, au besoin, lui administreront la substance mortifère s’il ne souhaite pas le faire lui-même. Mais se demande-t-on comment le médecin ou l’infirmier, « sommé d’injecter » pour reprendre la formule frappante d’Erwan Le Morhedec, vivra d’être ainsi réduit à porter la mort, tandis que sa vocation est de soigner ? Nous ne décidons pas seuls de notre destin, indépendamment de celui des autres.

Selon l’exposé des motifs cité ci-dessus, une grande loi d’égalité « permettrait de ne plus avoir à s’en remettre à la clandestinité où à l’exil pour éteindre la lumière de son existence ». L’argument est désormais récurrent dans tous les sujets qui touchent à l‘éthique de la vie. Inévitablement, il conduit à s’aligner systématiquement sur les législations les plus libérales. Inévitablement aussi, il conduit à une extension continuelle du dispositif légal. Au nom de l’égalité, du refus de toute discrimination, toutes les limites à ce qui est présenté comme l’exercice d’un droit doivent être abandonnées, repoussées. La pente est à sens unique, le fleuve ne connaît pas de barrage. Au demeurant, l’association pour le droit de mourir dans la dignité le constate sans ambages : le texte est imparfait, ce n’est qu’une étape.

En réalité, l’égalité est bien plus sûrement menacée par la perspective d’une légalisation de l’euthanasie. Car il y a lieu de craindre que l’aide à mourir soit d’abord proposée aux plus faibles, qu’ils le soient en raison de leur état de santé, de la maladie ou du handicap, voire de la précarité économique. Un directeur d’hôpital n’hésite pas à dénoncer « l’ultime injustice sociale » que constituerait l’introduction dans notre droit de l’aide à mourir. D’ores et déjà on le sait, selon notre statut social, nous ne sommes pas égaux devant la santé. Comment ne pas voir que les personnes plus fragiles que les autres seront aussi les premières à qui s’adressera l’aide à mourir ? Le même auteur nous en avertit : loin que l’euthanasie soit une conquête sociale, la réalité du vieillissement fait que les populations les plus vulnérables y seraient les plus exposées. Les expériences étrangères sont à cet égard sans appel. Au Canada par exemple, l’aide médicale à mourir peut être proposée à des patients qui, loin d’être en fin de vie, sont atteints de déficience intellectuelle ou d’autisme. Au point que le Comité des droits des personnes handicapées de l’ONU s’en est récemment inquiété. Aux Pays-Bas, l’euthanasie est désormais accessible à partir de 75 ans à des personnes qui ne présentent aucune pathologie particulière, au motif que parvenu à cet âge il ne reste rien à construire. Imagine-t-on comment une personne vieillissante et affaiblie, pensionnaire dans un EHPAD où, peut-être, elle ne reçoit que de rares visites, sera en mesure de résister à la proposition qui lui sera faite de devancer la mort. En tout cas, le même Comité des droits des personnes handicapées de l’ONU, dans une lettre adressée à notre gouvernement le 26 septembre dernier, a interpellé la France sur le projet de légalisation de l’aide à mourir.

Avouons-le enfin, il faut une certaine audace pour qualifier de « loi de fraternité » un texte dont l’objet est de nous autoriser à donner la mort à ceux qui arrivent en fin de vie. Nous ne sommes pas très loin de la novlangue de George Orwell. Voici venu le règne du contremot.

En réalité, c’est le plus souvent l’isolement et le sentiment d’abandon, la crainte de peser sur la vie des autres, la conscience d’être « en trop » qui, plus encore que la souffrance et le déclin, expliquent la demande d’euthanasie. Car la souffrance peut être soulagée, le vieillissement fait partie de la condition humaine, mais dans un monde qui serait réellement fraternel, la solitude n’est pas une fatalité. La plupart des soignants, notamment ceux qui œuvrent dans les services de soins palliatifs, en apporte le témoignage constant : le plus souvent la demande de mort assistée prend fin dès lors que le patient est pris en charge, accompagné et soutenu. Mais la mort n’est pas un soin. Prétendre soulager la souffrance en supprimant le souffrant ne peut être qualifié sans mensonge d’acte fraternel. C’est une défaite de la médecine, un renoncement à toute forme de solidarité, et même d’humanité.

Finalement, la revendication d’une liberté qui veut se prolonger jusque dans la mort, la volonté d’être seul maître de soi jusqu’au bout débouchent sur une forme ultime d’individualisme, « un individualisme de déliaison » qui sape la confiance et nous laisse seuls dans l’épreuve. Chacun est seul responsable de soi, nul n’assume la responsabilité de l’autre. L’autonomie à tout prix, brandie comme un étendard, conduit à ériger un principe d’indifférence de tous à l’égard de tous. Et l’indifférence se fait aisément passer pour le respect de la liberté d’autrui. « Le choix du malade, écrit encore Erwan Le Morhedec, devient un rempart pratique pour abdiquer toute responsabilité médicale, éthique et finalement humaine ».

« Tu ne tueras point » : l’interdiction de porter intentionnellement la mort à autrui demeure le fondement de notre vie en société. Prendre le risque d’y porter atteinte, c’est ruiner le socle même de l’indispensable confiance qui est à la base du contrat social. Robert Badinter, dont on célébrait il y a quelques jours la mémoire, l’affirmait sans hésitation : « On ne peut pas, on ne doit pas prendre la vie d’autrui ». En particulier, doit être préservée la confiance que les malades doivent pouvoir mettre dans ceux qui les soignent. Protégeons là.