Par Guillaume Froger, Avocat associé, Carve et Yves-Paul Robert, Founder et Managing Partner de PLEAD

Sur quoi porte le débat ?

Google, Meta Platforms et Tik Tok ont contesté devant une juridiction autrichienne la validité d’une loi fédérale qui oblige les plateformes de communication, établies en Autriche ou à l’étranger, à mettre en place un système de notification et de vérification des contenus illicites et à publier des rapports sur le traitement de ces signalements. A l’appui de leur recours, les requérants ont fait valoir que ce texte était contraire au principe dit du « pays d’origine », posé à l’article 3 de la directive sur le commerce électronique.

Cet article encadre les conditions dans lesquelles un État membre peut prendre des mesures visant à réguler le fonctionnement des « services de la société de l’information », catégorie qui recouvre tous les services rendus à distance, par voie électronique, à la demande individuelle d’un destinataire, contre une rémunération.

En principe, ces services sont soumis au régime juridique de l’État membre dans lequel le prestataire est établi et ne peuvent faire l’objet de mesures restrictives de la part d’un autre État membre. Un État membre est toutefois admis à prendre de telles mesures « à l’égard d’un service donné de la société de l’information », sous réserve de respecter deux séries de conditions. Sur le fond, il doit s’assurer que les mesures poursuivent un objectif impérieux d’intérêt général, visent un service qui porte effectivement atteinte à cet objectif et soient proportionnées. Sous l’angle procédural, il doit préalablement avoir demandé à l’État membre sur le territoire duquel le prestataire du service en cause est établi d’agir et, en cas de carence de ce dernier, avoir informé la Commission européenne et cet État de son intention de prendre les mesures concernées.      

La question soulevée par Google, Meta Platforms et Tik Tok portait sur l’interprétation à donner de la notion de « service donné de la société de l’information ». Cette notion englobe-t-elle les mesures qui visent, de manière indifférenciée, une catégorie donnée de services (telle que les plateformes de communication) ou s’applique-t-elle uniquement aux mesures prises à l’encontre d’un service nommément désigné (comme Tik Tok) ? La juridiction autrichienne a estimé que cette question était suffisamment sérieuse pour être renvoyée à la Cour de justice et tranchée par ses soins.   

Quelle  solution a retenu la Cour de justice de l’Union européenne ?

Dans son arrêt rendu le 9 novembre 2023, et suivant les conclusions de l’avocat général Maciej Szpunar, la Cour de justice a considéré que « des mesures générales et abstraites visant une catégorie de services donnés de la société de l’information décrite en termes généraux et s’appliquant indistinctement à tout prestataire de cette catégorie de services ne relèvent pas de la notion de « mesures prises à l’encontre d’un service donné de la société de l’information », au sens de cette disposition ».

Pour parvenir à cette conclusion, la Cour de justice s’est appuyée à la fois sur la lettre de l’article 3 de la directive sur le commerce électronique, le contexte dans lequel ce texte a été adopté et les objectifs qu’il poursuit. Les inconvénients de la solution contraire ont aussi lourdement pesé dans son raisonnement. 

En effet, pour la Cour de justice, reconnaître aux États membres de destination la faculté d’adopter des mesures générales et abstraites à l’encontre de tout prestataire d’une catégorie de service, quel que soit son lieu d’établissement, reviendrait à remettre en cause le principe du contrôle dans l’État membre d’origine et à empiéter sur la compétence réglementaire de cet État. Cela saperait également la confiance mutuelle entre les États membres. Enfin, et surtout, les prestataires seraient soumis à des législations différentes, ce qui aboutirait à réintroduire les obstacles juridiques à la libre prestation que la directive sur le commerce électronique vise précisément à supprimer.      

Quelles sont les conséquences pour les réglementations françaises sur le numérique ? 

L’arrêt de la Cour de justice risque de mettre un coup de frein aux ardeurs régulatrices des pouvoirs publics français, ou à tout le moins de les contraindre à changer de modus operandi. Pour réguler une activité numérique, deux options s’ouvrent à eux : soit ils recourent à des normes générales, abstraites et indifférenciées, mais en cantonnant leur champ d’application aux seuls opérateurs établis en France ; soit ils suivent le chemin tracé par l’article 3 de la directive sur le commerce électronique et adoptent des mesures individualisées, à l’encontre de prestataires ou services nommément désignés.

L’une et l’autre de ces options présentent des inconvénients majeurs. La première soulève un problème de compétitivité, puisque les acteurs français s’exposent au risque d’être soumis à des normes plus restrictives que leurs concurrents étrangers. Elle ne va pas non plus sans poser de difficultés au regard du principe d’égalité devant la loi. La seconde option implique un véritable changement de paradigme : avant de prendre des mesures à l’égard de services prestés en France depuis l’étranger, les autorités françaises devraient identifier ceux qui posent des problèmes et engager des discussions avec leurs partenaires européens.        

Plus important, certaines législations aujourd’hui en vigueur pourraient être remises en cause à la faveur de l’arrêt de la Cour de justice. Plusieurs textes sont d’ores-et-déjà dans les radars de la Commission européenne, comme la loi Delaporte-Vojetta sur les influenceurs et la loi Studer sur le contrôle parental, pour n’en citer que deux exemples. Ces législations risquent d’être la cible de nombreuses actions judiciaires dans les mois à venir. Plaintes à la Commission européenne, recours en annulation contre les actes d’application des textes ou le refus de les abroger, actions indemnitaires : l’arsenal contentieux à la disposition de leurs adversaires est large.    

Il est important que les acteurs concernés prennent la mesure de ce risque systémique et se préparent à l’affronter.