Procès à répétition : Trump pourrait-il être inéligible ?
Par Frederick T. Davis – ancien procureur fédéral à New York – Membre des Barreaux de Paris et de New York – Lecturer in Law à Columbia Law School
Quatre procès retentissants contre Donald Trump dans quatre affaires et quatre villes différentes. Avec, peut-être à la clé, le risque d’être condamné à de la prison ferme. Dans ces conditions, Trump peut-il être néanmoins candidat à la Maison Blanche ? La réponse de Frederick T. Davis est claire : c’est oui.
L’ancien président Donald Trump est accusé de plusieurs infractions graves. Ces procédures judiciaires se déroulent de manière indépendante devant quatre juges différents dans quatre villes différentes (New York, Atlanta, Washington et Miami), sous trois régimes juridiques distincts (en vertu des lois et procédures de l’État de New York, de l’État de Géorgie et du gouvernement fédéral). Ces affaires sont si nombreuses et si complexes qu’il est impossible d’en prédire le calendrier, encore moins l’issue. Des juges ont indiqué qu’ils prévoyaient de porter l’affaire devant un jury en 2024, c’est-à-dire en pleine campagne électorale pour la Maison Blanche. Il est donc possible que Donald Trump soit reconnu coupable d’une ou de plusieurs infractions avant le 20 janvier 2025, date à laquelle il prêtera serment en tant que nouveau président des États-Unis. Il est même possible qu’il soit en prison à ce moment-là.
Un Président condamné, c’est possible ?
Cette situation soulève une question sans précédent dans l’histoire des États-Unis : une personne reconnue coupable d’un délit ou d’un crime peut-elle exercer la fonction de président ? La réponse, sur le plan juridique, est oui. Une condamnation, voire plusieurs, n’auraient aucun effet juridique sur sa capacité à se présenter à la présidence et à exercer les fonctions de président s’il était élu. Et ce, même s’il se retrouvait en prison.
Deux juristes ont récemment publié une analyse approfondie concluant que, indépendamment de ces procédures pénales, il existe un principe constitutionnel en vertu duquel Donald Trump est déjà inéligible pour exercer les fonctions de président. Cet article a suscité de nombreuses discussions dans la presse, mais à mon avis il est trompeur. Il n’existe, en effet, aucune procédure permettant d’établir une telle inéligibilité et il est donc peu probable qu’une décision claire et universellement acceptée sur l’éligibilité soit prise. Pire : l’idée selon laquelle Trump est déjà inéligible risque d’inciter les participants au système électoral à empêcher Trump d’exercer la présidence même s’il était élu à la régulière. Or, selon moi : 1) les accusations portées contre lui n’empêcheront pas Donald Trump d’exercer les fonctions de Président, même reconnu coupable ; 2) la théorie selon laquelle Trump est déjà inéligible à la présidence ne tient pas.
I. Même déclaré coupable, Trump ne sera pas inéligible.
Donald Trump fait face à quatre accusations :
- A New York : il est accusé d’avoir violé les lois de l’État de New York en créant de faux documents pour dissimuler des versements d’argent à l’actrice porno Stormy Daniels peu avant les élections de 2020 afin de garder hors de l’actualité son récit d’une rencontre sexuelle.
- A Atlanta : on lui reproche, en collaboration avec 18 avocats et d’autres alliés, d’avoir utilisé des moyens illégaux pour tenter d’empêcher les électeurs de l’État de Géorgie de voter pour Joe Biden, même si, au final, Biden a recueilli plus de voix que Trump.
- A Miami : on l’accuse d’avoir violé les lois fédérales relatives aux documents officiels appartenant au gouvernement en les emportant avec lui à la fin de son mandat à la Maison Blanche, en organisant une tentative de dissimulation de ces documents lorsqu’il lui a été officiellement demandé de les restituer – et en montrant certains de ces documents à des tiers qui n’avaient aucun droit légal de les voir.
- A Washington : on lui fait grief, en violation des lois fédérales, d’avoir tenté de stopper l’élection de Joe Biden, alors même que le candidat démocrate l’avait emporté.
Or, aucune de ces accusations ne créerait un obstacle juridique à l’exercice par Trump de la présidence, même s’il était reconnu coupable de l’une d’entre elles (ou même de la totalité). Pourquoi ?
1) Le procureur fédéral en a décidé autrement.
Dans ces accusations, le procureur fédéral aurait pu choisir, en vertu de leurs dispositions statutaires, de lui interdire d’exercer la présidence en cas de condamnation : il ne l’a pas fait. Les accusations portées à Washington, sur les efforts de Trump pour bloquer l’installation de Biden, auraient pu être portées en vertu des dispositions de l’article 18 USC § 2383, qui criminalise la participation à une « insurrection » et prévoit que toute personne reconnue coupable en vertu de cette loi « sera incapable d’exercer une fonction dans le gouvernement fédéral ».Or, le procureur spécial Jack Smith a choisi de formuler les accusations sous d’autres dispositions statutaires qui ne contiennent aucune disposition traitant de l’éligibilité à exercer d’autres fonctions. De même, les accusations portées à Miami concernant la rétention de documents officiels auraient pu être portées en vertu des dispositions de l’article 18 USC § 2071, qui criminalise la « dissimulation » ou la « suppression » de certains documents officiels et prévoit que toute personne reconnue coupable en vertu de cette loi est « inhabile à exercer toute fonction officielle ». Mais, là encore, M. Smith a choisi de porter plainte en vertu des dispositions quelque peu similaires de 18 USC § 793, qui ne contiennent aucune disposition d’inéligibilité.
2) La Constitution ne le prévoit pas : les dispositions prévues par ces lois fédérales ne pourraient pas constitutionnellement s’appliquer à un président des États-Unis dûment élu, car les conditions requises pour être éligible à la présidence sont énumérées dans la Constitution et ne peuvent être modifiées par le législateur. L’Article II de la Constitution n’énumère que trois conditions pour exercer les fonctions de président : être citoyen, avoir atteint l’âge de 35 ans, et avoir résidé aux États-Unis pendant au moins 14 ans. En l’absence de disposition dans la Constitution autorisant spécifiquement le Congrès à imposer d’autres conditions, il est admis qu’une inéligibilité fondée sur une nouvelle condition dépasserait les pouvoirs constitutionnels du Congrès. Sans doute, d’ailleurs, est-ce la raison pour laquelle le procureur n’a pas inculpé Donald Trump en vertu de lois qui auraient pu le disqualifier en cas de condamnation. Un choix contraire aurait paru trop « politique ». Trump aurait eu alors beau jeu d’accuser l’administration démocrate de vouloir disqualifier un adversaire potentiel, républicain de surcroît.
Quant aux accusations en cours contre Trump à New York et en Géorgie, elles sont fondées sur des lois locales qui ne contiennent aucune disposition relative à l’éligibilité à la présidence.
II. Trump, déjà inéligible ? Ca ne tient pas !
Deux professeurs de droit respectés ont publié un long article (126 pages) suggérant que Donald Trump serait déjà inéligible à la présidence des Etats-Unis. Cet article a fait l’objet de discussions animées dans la presse, et au moment d’écrire ces lignes, certains acteurs de l’écologie politique semblent se fonder sur cette théorie pour empêcher Trump d’être élu ou d’exercer la fonction de président. Selon eux, la Constitution américaine fournirait une condition d’éligibilité que Trump aurait déjà violée. En l’occurrence, le 14ème Amendement de la Constitution, entré en vigueur en 1868.
Le 14ème Amendement est l’un des trois amendements adoptés après la fin de la Guerre de Sécession entre le Nord et le Sud. Ces amendements ont fondamentalement modifié la structure de la Constitution américaine en affirmant que certains droits et pouvoirs pouvaient être exercés par le gouvernement national (plutôt que par les gouvernements des États respectifs) ou étaient inhérents aux droits nationaux des individus en tant que citoyens des États-Unis, plutôt que citoyen d’un État. Les rédacteurs de ce 14ème Amendement considéraient que, lors de la guerre de Sécession, de nombreux responsables des Etats du Sud s’étaient engagés dans une « insurrection » et une « rébellion » contre le gouvernement national. Or, certains d’entre eux, une fois la guerre terminée, tentaient de servir comme officiers du gouvernement national contre lequel ils s’étaient révoltés. Le nouvel amendement contenait une disposition dans son Article 3 selon laquelle aucune personne ayant précédemment exercé des fonctions au sein du gouvernement national ou d’un État et s’étant « engagée dans une insurrection ou une rébellion » contre les États-Unis ne pourra « occuper une fonction, civile ou militaire, sous le régime des États-Unis ». Les auteurs soulignent trois points principaux à propos de cette disposition :
1) Par le mot « insurrection », les rédacteurs ont envisagé toute résistance «organisée » ou « par la force à l’autorité du gouvernement d’exécuter ses lois », même si elle n’implique pas de conflit armé ou de violence.
2) La disposition est « auto-exécutoire », dans le sens où elle établit une condition préalable pour être autorisé à exercer les fonctions de président. Ils soutiennent qu’une personne qui s’est engagée dans une « insurrection » est tout simplement inéligible, exactement comme si elle avait moins de 35 ans ou comme si elle n’était pas citoyenne des Etats-Unis.
3) Ils soutiennent enfin que les faits reprochés à Donald Trump démontrent qu’il s’est engagé dans une insurrection. Ils assurent que la question n’est pas difficile (dans le texte : « it is not even close ») en se basant principalement sur les allégations contenues dans les actes d’accusation de Washington et de Géorgie selon lesquelles Trump aurait tenté de bloquer le processus électoral pour empêcher la personne dûment élue (Biden) d’exercer les fonctions de président.
Même si les auteurs sont généralement convaincants, leur théorie ne fait pas consensus et reste contestable sur de nombreux points.
Une théorie qui a des lacunes
Principale lacune : l’article ne décrit absolument pas comment l’éligibilité de Trump pourrait être établie. Et pour cause : ni le 14ème Amendement ni aucune législation existante ne contiennent des procédures pour vérifier si un candidat à la présidence a commis une « insurrection » au sens de l’Amendement. C’est ici que l’utilisation par les auteurs de l’expression « auto-exécutable » devient problématique. D’un point de vue purement pratique, l’Article 3 de cet Amendement n’est pas « auto-exécutoire ». En effet, si Donald Trump est élu Président des Etats-Unis en novembre 2024, un événement procédural devra nécessairement intervenir pour lui interdire de prendre ses fonctions le 20 janvier 2025. Or, les auteurs ne proposent aucun moyen ou aucune procédure fiable qui pourrait déterminer son inéligibilité. Ils se contentent d’affirmer que toute personne liée au processus électoral peut déterminer unilatéralement que Trump a commis une « insurrection » et donc est « automatiquement » inéligible. Se référant au large éventail de fonctionnaires officiels qui participent à l’organisation, à la conduite et à la surveillance des élections et au décompte des résultats, ils affirment : « nous soutenons que tous ces fonctionnaires – administrateurs, exécutifs, corps législatifs – possédant l’autorité légale concernant de telles questions et ils possèdent également l’autorité (et le devoir) d’interpréter, d’appliquer et de faire respecter la disqualification de l’Article 3 dans le cadre de l’exercice de cette autorité légale. »
Non seulement c’est un peu court, mais on imagine aisément le chaos démocratique et institutionnel que susciterait une telle approche. Les élections présidentielles américaines sont particulièrement complexes, notamment parce que la plupart des procédures légales prescrites pour son déroulement sont celles que l’on trouve dans les lois des 50 États. C’est pourquoi, par exemple, l’acte d’accusation d’Atlanta contre Trump repose sur une prétendue violation des lois de l’État de Géorgie. Or, les dispositions de l’Article 3, sur lequel se fondent les auteurs, sont purement fédérales, donc sujettes à l’interprétation finale de la Cour Suprême. Il est donc impossible de savoir comment – ou même si – une question relative à l’éligibilité de Trump pourrait se poser dans le cadre d’une procédure administrative d’un État, donc susceptible d’être examinée par les tribunaux de l’État concerné en première instance, alors que la question juridique posée par l’Article 3 est, elle, susceptible d’être examinée par la Cour Suprême.
Pire encore, l’invitation offerte à « tous ces responsables » d’appliquer l’Article 3 de leur propre initiative risque de déboucher sur des actes unilatéraux et politiquement toxiques, c’est-à-dire les mêmes que ceux qu’on a reprochés au mouvement « Stop the Steal » préconisé par Trump et ses alliés en 2020 et 2021. Des actes qui, en l’occurrence, ont inspiré deux des actes d’accusation contre Trump et la condamnation de plusieurs centaines de ses loyaux soutiens pour leur participation aux évènements du 6 janvier, avec des sanctions extrêmement sévères dépassant parfois 15 ans de prison ferme.
Attention danger !
D’où ma sombre prédiction : la période qui nous sépare des élections de 2024, et même de la prestation de serment du prochain président le 20 janvier 2025 sera chaotique et potentiellement très dangereuse. Sur le plan purement pénal, traduire en justice les quatre actes d’accusation contre Trump – ainsi que les actions civiles très importantes contre lui et les actions contre certains de ses alliés liés aux élections de 2020 – serait extrêmement difficile pour les procureurs, les juges et les avocats impliqués. Le processus devient encore plus complexe et dangereux lorsqu’il se confond avec le calendrier de la campagne électorale. Certes, les accusations portées contre lui contribuent à rendre ses actes publics et donc plus transparents. Mais elles ne répondent pas à la question de savoir si Trump est éligible à la présidence.
En réalité, la nation a perdu sa meilleure opportunité de résoudre cette question lorsqu’en février 2021, le Sénat n’a pas réussi à obtenir la supermajorité requise en faveur de la destitution (« impeachment ») de Trump, qui aurait pu inclure une disposition, autorisée par l’Article II de la Constitution, pour sa « disqualification » de toutes futures fonctions officielles.
Bien que l’Article 3 du Quatorzième Amendement puisse fournir une base théorique d’inéligibilité, dans l’absence de toute interprétation claire de ses dispositions et de toute procédure pour les appliquer, la théorie de ces professeurs risque juste de devenir une invitation au chaos.