Les Palestiniens « persécutés à raison de leur nationalité », selon la Cour nationale du droit d’asile
Le 11 juillet dernier, la Cour nationale du droit d’asile, réunie en Grande formation, a reconnu la qualité de réfugié à une Gazaouie, du fait de craintes de persécutions israéliennes à raison de sa nationalité. Cette solution tire les conséquences des décisions de la Cour internationale de Justice et des nombreux rapports internationaux sur la situation à Gaza et les pratiques qui y sont développées par Israël, ouvrant ainsi plus largement la protection offerte par la Convention de Genève de 1951.
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Par Thibaut Fleury Graff, Professeur à l’Université Paris Panthéon-Assas
Quels étaient, pour la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), les enjeux juridiques dans cette affaire ?
La CNDA était saisie d’un recours contre une décision de l’Office français des réfugiés et apatrides (OFPRA) rejetant la demande d’une « apatride d’origine palestinienne » – qualification qui appellerait en soi de nombreux développements mais que nous laisserons de côté ici – et de son fils mineur d’être reconnus comme réfugiés. En effet, si l’OFPRA avait admis qu’ils craignaient le conflit armé sévissant à Gaza, leur octroyant ce faisant le bénéfice de la protection subsidiaire (une protection spécifique au droit de l’Union européenne, accordée notamment pour les personnes fuyant un conflit armé où sévit une violence d’une intensité exceptionnelle), il avait refusé de leur reconnaître la qualité de réfugié sur le fondement de la Convention de Genève de 1951, du fait de l’absence de craintes de persécution pour l’un des motifs – « race », « religion », « opinions politiques », « nationalité », « appartenance à un groupe social » – énumérés par ce texte. C’est ce refus que contestait la requérante devant la Cour, la protection subsidiaire offrant un statut moins protecteur que la qualité de réfugié.
Son recours soulevait ainsi, surtout, la question de savoir si les Gazaouis craignent des persécutions conventionnelles, et non « simplement » le conflit armé sur place : cela obligeait la Cour à qualifier juridiquement les pratiques israéliennes dans la Bande de Gaza. La question était d’autant plus importante que les requérants ne bénéficiaient pas de la protection de l’UNRWA (l’office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient), où ils n’avaient jamais été enregistrés. Car si le fait d’être protégé par cette agence onusienne dédiée aux « réfugiés de Palestine » (principalement celles et ceux dont le lieu de résidence habituelle était la Palestine entre 1946 et 1948, et qui en ont été chassés par la guerre de 1948, ainsi que leurs descendants) entraîne, en principe et selon l’article 1D de la Convention de 1951, l’exclusion du bénéfice de cette dernière, la Cour juge néanmoins que l’UNRWA n’est plus en mesure d’assurer une protection effective depuis le 7 octobre 2023, ouvrant ce faisant la qualité de réfugié à celles et ceux qui y étaient enregistrés (CNDA, 13 septembre 2024, M. et Mme S., n°23042517 et 23042541 C+).
Quelle est la solution de la Cour ?
La Cour juge très explicitement « qu’en cas de retour dans la bande de Gaza où ils avaient leur résidence habituelle, la requérante et son fils mineur peuvent craindre avec raison d’être personnellement persécutés, du fait de cette ‘’nationalité’’, par les forces armées israéliennes qui contrôlent une partie substantielle de ce territoire. Ils sont dès lors fondés à se prévaloir de la qualité de réfugiés » (§22). Pour parvenir à cette conclusion, elle reprend une interprétation désormais classique de la « nationalité » comme motif de persécution, et l’applique aux pratiques israéliennes à Gaza, telles qu’elles ont été décrites depuis octobre 2023 par diverses instances internationales.
Sur le premier point, il est entendu de longue date, comme l’explique le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (UNHCR, Guide des procédures, §74), que la « nationalité », en tant que motif de persécution, « ne doit pas s’entendre seulement au sens de ‘’nationalité juridique’’, ‘’citoyenneté’’, du lien qui unit un individu à un État ». Le terme désigne, comme le précise le droit de l’UE, « l’appartenance à un groupe soudé par son identité culturelle, ethnique ou linguistique, ses origines géographiques ou politiques communes, ou sa relation avec la population d’un autre État » (Directive 2011/95/UE, art. 10c). La CNDA a déjà appliqué cette définition, par exemple, aux Hazâras d’Afghanistan (CNDA, 5 novembre 2021, M.S., n°20025121 C). Invoquant l’ordonnance du 26 janvier 2024 dans laquelle la Cour internationale de Justice (CIJ) estime qu’il « semble que les Palestiniens constituent un ‘’groupe national, ethnique, racial ou religieux’’ distinct » (CIJ, Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza (Afrique du Sud c. Israël), ordonnance du 26 janvier 2024, §45), la CNDA considère en l’espèce que « les requérants, apatrides palestiniens de Gaza, possèdent les caractéristiques liées à une ‘’nationalité’’ » au sens de l’article 1A2 de la Convention de 1951 et 10 de la Directive 2011/95 (§21). Ce qui pourrait paraître paradoxal – des « apatrides » persécutés à raison de leur « nationalité » – se résout, au moins partiellement, dans cette interprétation large de cette dernière notion. La condition tenant au motif des persécutions craintes est ainsi remplie.
Sur le second point, quant à la nature de ces persécutions précisément, la Cour, sur sept longs paragraphes (§§14-20), expose les pratiques d’Israël à Gaza et leur qualification par la Cour Internationale de Justice (CIJ), l’ONU et des ONG. Elle en déduit, en un considérant qui mérite d’être cité longuement, que « les Palestiniens de Gaza subissent des méthodes de guerre employées par les forces armées israéliennes qui conduisent à un nombre important de victimes et de blessés civils dont une majorité de femmes et d’enfants, une destruction à grande échelle d’infrastructures essentielles à la population civile, comme des points d’approvisionnement et de distribution d’eau et d’électricité, d’hôpitaux ou des écoles et des déplacements forcés de population. De même, les entraves et blocages à l’acheminement de l’aide humanitaire créent un niveau de crise d’insécurité alimentaire pour l’ensemble de cette population et une situation de famine pour 22 % d’entre elle. Ces méthodes de guerre, qui ont pour effet d’affecter directement et indistinctement l’ensemble de la population civile de Gaza depuis la rupture de l’accord de cessez-le-feu du 19 janvier 2025, sont suffisamment graves du fait de leur nature et de leur caractère répété pour constituer une violation grave des droits fondamentaux » (§20).
En quoi cette solution est-elle importante ?
Rendue en Grande formation – la formation la plus solennelle de la Cour, comptant 9 juges quand la procédure de droit commun se déroule à juge unique – cette décision ajoute une pierre à l’édifice jurisprudentiel de protection des Palestiniens. Alors que, jusqu’à présent, la Cour octroyait aux Palestiniens originaires de Gaza et non enregistrés par l’UNRWA la protection subsidiaire du fait du conflit y sévissant (CNDA, 12 février 2024, M.A., n°22054816 C+), cette décision leur ouvre une protection conventionnelle quasi-assurée, ce d’autant plus que la Cour acte implicitement l’absence de toute entité de protection au sein de la bande de Gaza. Cette décision constitue également, beaucoup plus largement, une qualification juridique de l’action israélienne en cours, sur la base des nombreuses décisions de la CIJ et rapports de l’ONU sur le conflit. Le droit international démontre ici toute son effectivité, qu’il faut savoir rechercher dans les instances qui en font application plutôt que dans les pratiques des États qui le nient.