Les nouveaux fronts de la bataille anti-avortement aux États-Unis
Le 24 mai 2024, le gouverneur de Louisiane, Jeff Landry, a signé une loi créant le délit d’avortement sous contrainte et classifiant les deux médicaments permettant un avortement ou la prise en charge d’une fausse couche (mifépristone et misoprostol) comme des substances dangereuses. Cette décision met en évidence la palette des possibilités offertes aux anti-avortement pour restreindre l’accès à cette procédure médicale depuis qu’elle n’est plus constitutionnellement protégée.
Par Margaux Bouaziz, Docteure en droit public, Maîtresse de conférences à l’Université de Bourgogne
Quel est le contexte général de la bataille relative à l’accès à l’avortement aux États-Unis après la décision Dobbs ?
Après la décision Dobbs ayant mis fin à la garantie constitutionnelle du droit à l’avortement au niveau fédéral,la bataille relative à l’accès à l’interruption de grossesse se multiplie sur tous les fronts.
Le premier front, le plus évident, se situe au plan législatif. Plusieurs États ont adopté des lois particulièrement restrictives interdisant presque totalement le recours à une interruption de grossesse (volontaire ou médicale), sauf en cas de mise en danger de la vie de la personne enceinte. La Louisiane fait partie des États ayant parmi les lois les plus restrictives, comme la Floride ou le Texas par exemple.
Le second front est judiciaire, devant les Cours des États ou les cours fédérales. Pour les cours des États, il s’agit notamment de reconnaître la personnalité juridique du fœtus, ce qui permet par ricochet à la fois de limiter drastiquement le recours à l’avortement et de le criminaliser. La décision récente de la Cour suprême de l’Alabama, qui ne porte pas directement sur le droit à l’avortement, illustre parfaitement ce mouvement. Cette Cour avait jugé que les embryons conservés par des centres de procréation médicalement assistés devaient être considérés comme des « enfants », engageant ainsi la responsabilité de ces centres en cas de destruction des embryons pour homicide involontaire de mineurs (le parlement de cet État est néanmoins revenu sur cette décision par la suite).
Pour les Cours fédérales, deux affaires sont en attente de résolution par la Cour suprême. La première concerne un recours contre les autorisations de mise sur le marché de la mifépristone, un des deux médicaments utilisés pour les avortements médicamenteux et pour d’autres raisons médicales comme la prise en charge de fausses couches (Food and Drug Administration v. Alliance for Hippocratic Medicine). L’accès à ce médicament pourrait donc être restreint si la Cour suprême suivait la Cour d’appel qui a considéré que certaines extensions de l’autorisation de mise sur le marché sont illégales. Cela signifierait par exemple la fin de la prescription par téléconsultation ou encore la restriction du délai de recours à un avortement médicamenteux.
La seconde affaire concerne une question technique de droit fédéral et de préemption (Idaho v. United States). En bref, suivant l’interprétation du droit fédéral donnée par l’administration Biden, les établissements de soins recevant des financements dans le cadre du programme de sécurité sociale fédérale seraient dans l’obligation de garantir l’accès à l’avortement en cas de danger pour la santé de la personne enceinte (et non pas simplement en cas de danger pour sa vie). À l’inverse, l’État de l’Idaho considère que cette loi fédérale ne peut pas primer sur la loi de l’État qui n’autorise l’accès à l’avortement qu’en cas de danger pour la vie de la personne enceinte. Cela voudrait dire que si la santé de la personne était en danger, par exemple parce qu’elle risquerait de perdre un organe, l’avortement ne serait pas autorisé tant que sa vie n’est pas directement menacée.
D’une manière générale, les batailles judiciaires relatives à l’avortement ne font que commencer et rien n’exclut que la Cour suprême aille plus loin dans les années à venir en embrassant la théorie de la personnalité juridique du fœtus, ce qui justifierait une interdiction totale de l’avortement, sauf en cas de danger de mort pour la personne enceinte.
Le troisième et dernier front serait l’adoption d’une législation ou réglementation fédérale qui viendrait réglementer pour l’ensemble des États-Unis l’accès à l’avortement. Il pourrait s’agir d’une interdiction totale sur l’ensemble du territoire, qui est envisagée par certains Républicains et pourrait se faire par voie législative. Il pourrait également s’agir de la « résurrection » d’une loi datant de l’époque victorienne (Comstock Act de 1873), restée inappliquée depuis de nombreuses décennies, qui interdit d’envoyer par voie postale « tout article ou chose qui, par sa conception, son adaptation ou sa destination, peut provoquer l’avortement ou faire l’objet d’un usage indécent ou immoral » (18 U.S. Code § 1461). Dans ce dernier cas, une future administration Trump pourrait décider de mettre en œuvre cette législation, qu’au moins deux membres de la Cour suprême ne considèrent pas caduque.
Quels dispositifs ont été mis en place dans les États favorables à l’avortement pour en garantir l’accès ?
Si les États à majorité Républicaine ont vite réagi après la décision Dobbs, les États à majorité Démocrate, généralement favorable à l’avortement, ne sont pas non plus en reste et ont adopté de nombreuses dispositions visant à garantir un meilleur accès à l’avortement, à la fois pour les habitants de leurs États, mais aussi pour les habitants d’autres États. Ces protections peuvent être législatives ou constitutionnelles, garantir un remboursement des soins, élargir les personnes autorisées à prescrire des pilules abortives ou pratiquer des avortements…
Certains États protègent également les professionnels de leur État qui aideraient des personnes à avorter dans des États où cela serait illégal. Ces lois s’appellent « lois boucliers » (shield laws). Cela s’est particulièrement développé avec la téléconsultation qui permet à une personne, dans un État où l’avortement est illégal, de consulter en ligne un praticien d’un État dans lequel l’avortement est légal et de se faire envoyer des pilules abortives par voie postale, contournant ainsi les législations restrictives de son État. La question de la conformité de ces lois aux principes du fédéralisme n’a pas encore été portée devant les cours.
Aujourd’hui, les avortements médicamenteux représentent 63% de l’ensemble des avortements aux États-Unis, soit une hausse de plus de 50% depuis 2020. C’est dans le but d’enrailler ce qu’ils considèrent être des contournements des interdictions d’avorter que certains groupes anti-avortement ont engagé une procédure, maintenant devant la Cour suprême, visant à faire interdire la pilule abortive à l’échelle nationale, ou à tout le moins à imposer qu’elle ne puisse être prescrite qu’à la suite d’un rendez-vous en personne (sur cette décision mentionnée plus haut et toujours attendue à l’heure où nous écrivons voir notre précédent billet). Exiger un tel rendez-vous pour la prescription signifierait l’obligation de se déplacer dans un État où l’avortement est légal et la possibilité pour les groupes anti-avortement de reprendre leurs activités de manifestations devant les cliniques qui ont pour but de dissuader les personnes souhaitant y entrer.
Pourquoi la Louisiane a-t-elle adopté une loi criminalisant l’avortement sous contrainte et faisant des pilules abortives des substances dangereuses ?
La loi de Louisiane s’inscrit dans une tendance plus générale de criminalisation du recours à l’avortement qui prend des formes multiples. Il peut s’agir de la criminalisation des personnes procurant l’avortement ou de celles en bénéficiant. L’adoption par la Louisiane de la loi SB276, intitulée « Protéger les femmes dans l’ensemble de la Louisiane », criminalise ainsi le fait de sciemment donner des pilules abortives à une femme à son insu. Elle catégorise également les deux médicaments permettant des avortements médicamenteux comme des « substances contrôlées de niveau IV ». Il existe cinq catégories allant de I à V, I étant les plus dangereuses. Les substances de catégorie IV sont celles qui présentent un risque d’abus faible, qui sont acceptées pour certains traitements aux États-Unis et qui peuvent mener à une dépendance légère, physiologique ou psychologique. Ce dernier critère n’est pas rempli en l’espèce et le risque d’abus n’est pas avéré non plus.
La possession d’un des deux médicaments abortifs sans autorisation est criminalisée. Toutefois, les femmes enceintes sont exemptées de ces dispositions. La raison affichée est qu’il faudrait protéger les femmes contre le risque de se voir administrer des pilules abortives à leur insu en contrôlant strictement leur possession. Il s’agit surtout de viser les organisations ou individus qui seraient engagés dans la distribution illégale des pilules abortives ou les personnes souhaitant s’en procurer de manière préventive (une pratique qui s’est développée depuis que les restrictions se sont accrues). En outre, cela n’est pas sans présenter un certain nombre de difficultés, car ces médicaments sont utilisés pour une variété de raisons médicales, telles que la prise en charge d’une fausse couche, la réalisation d’une biopsie à l’intérieur de l’utérus, etc. Cette nouvelle loi risque donc d’affecter la prise en charge obstétricale et d’isoler les personnes voulant avoir recours à l’avortement médicamenteux qui hésiteront désormais à solliciter de l’aide de peur d’incriminer leurs proches. Elle s’inscrit dans une tendance générale, en Louisiane et ailleurs, visant à criminaliser les personnes ayant recours à l’avortement et celles qui les y aident.