L’affaire du « Sultan de Sulu » un litige hérité de l’histoire
La Cour d’appel de Paris a rendu, le 9 décembre 2025, un nouvel arrêt dans l’affaire dite du « Sultan de Sulu », qui oppose les héritiers du Sultan de Sulu à la Malaisie. Le litige porte sur la validité de lourdes condamnations arbitrales, fondées sur une clause de 1878 rédigée en langue jawi que plus personne ne parle ! Une aventure digne d’un roman de Tolkien.
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Par Thomas Clay, Professeur à l’École de droit de la Sorbonne (Paris 1) et avocat à la Cour (Clay Arbitration)
Une affaire extraordinaire
Le 22 janvier 1878 un accord fut conclu entre le Sultan de Sulu et les fondateurs de la British North Borneo Company portant sur certains territoires de la côte nord de l’île de Bornéo, qui font aujourd’hui partie de l’État de Sabah, en Malaisie. Toute la question porte sur la qualification de l’acte : cession ou bail ? Or l’acte est rédigé en langue jawi (malais classique, retranscrit en caractères arabes), et personne n’est d’accord sur la bonne traduction. Pourtant la contrepartie financière est connue, il s’agit d’une somme de 5 000 dollars par an, portée à 5 300 dollars, dans un Acte de confirmation de 1903. Depuis que la Malaisie est devenue indépendante en 1963, c’est elle qui s’est acquitté de la somme auprès des héritiers du Sultan de Sulu.
Mais, soudainement, en 2013, M. Jamalul Kiram III, se prétendant nouveau Sultan de Sulu, a débarqué avec 235 partisans armés sur les côtes du territoire litigieux, qu’il considère comme sien. Les affrontements ont fait soixante-huit morts. Et la Malaisie a cessé de verser la redevance annuelle.
C’est cet épisode qui a déclenché l’ire des huit héritiers du Sultan de Sulu, lesquels, estimant avoir des droits sur ces terres, engagent un arbitrage, cent trente-neuf ans après la conclusion de la clause, en 2017, en réclamant 15 milliards de dollars à la Malaisie. C’est là que commence la saga contentieuse, au moins aussi extraordinaire que l’affaire elle-même.
Quelles décisions ont déjà été rendues ?
Tout commence avec le refus de la Malaisie de participer à la constitution du tribunal arbitral. Les héritiers du Sultan de Sulu saisissent alors le juge d’appui de Madrid qui désigne un arbitre unique. La Malaisie conteste l’arbitrage et n’y participe pas, mais l’arbitre se reconnaît compétent par une sentence partielle rendue à Madrid le 25 mai 2020. La Malaisie obtient du Tribunal suprême de Madrid l’annulation de toute la procédure arbitrale ainsi que l’interdiction faite à l’arbitre de poursuivre l’arbitrage, mais pas l’annulation de la sentence qui est donc définitive. Les héritiers contestent l’annulation de la nomination de l’arbitre devant la Cour constitutionnelle, laquelle refuse d’examiner l’affaire en décembre 2022, faute de question constitutionnelle.
Afin de résister à cette interdiction d’arbitrer, l’arbitre unique décide alors de déplacer le siège de l’arbitrage à Paris, terre d’accueil de l’arbitrage comme chacun sait.
En France, les héritiers obtiennent le 29 septembre 2021 l’exequatur de la sentence sur la compétence, avant qu’une suspension provisoire prononcée le 10 décembre 2021 ne soit rapidement rétractée. Le 28 février 2022, l’arbitre rend sa sentence finale, à Paris cette fois, condamnant la Malaisie à verser 14,92 milliards de dollars, décision dont la Malaisie demande aussitôt l’annulation.
Le 3 mars 2022, la Malaisie sollicite l’arrêt d’exécution de la sentence finale en France. Le 12 juillet 2022, le conseiller de la mise en état accède à cette demande sur un fondement nouveau : le « caractère sensible de l’affaire ».
La Cour d’appel de Paris, le 6 juin 2023, infirme ensuite l’exequatur de la sentence sur la compétence en jugeant la convention d’arbitrage caduque, au motif que l’arbitre désigné – le consul général de la Reine à Brunei – n’existe plus. La Cour de cassation confirme cette solution le 6 novembre 2024.
Entre-temps, les héritiers du Sultan de Sulu attaquent l’Espagne dans un arbitrage d’investissement devant le CIRDI estimant que leur investissement n’avait pas été protégé en raison des décisions judiciaires espagnoles et réclament 18 milliards de dollars à l’Espagne, demande qui sera rejetée par une sentence du 6 novembre 2025. D’autres fronts contentieux se développent encore : d’une part, des actions fondées sur l’article 1782 du code des États-Unis sont engagées par Petronas (compagnie pétrolière malaisienne) contre les héritiers, le fonds Therium qui finance ces procédures des héritiers, sa société mère Evergreen et plusieurs banques, procédures autorisées en juillet 2024 par la cour fédérale du district de New York ; d’autre part, des filiales de Petronas ont saisi les juridictions de Jersey car elles accusent les héritiers, leurs conseils et le fonds Therium d’avoir conspiré pour obtenir la sentence arbitrale litigieuse puis pour tenter son exécution au Luxembourg.
Toujours mieux : l’arbitre unique a lui-même été condamné le 17 mai 2024 par la Cour d’appel de Madrid pour outrage consistant à ne pas s’être plié à l’injonction de suspension, et la peine a été lourde : six mois de prison et une interdiction temporaire d’exercer, alors même qu’il avait été initialement désigné par le Tribunal supérieur de Madrid… Cette décision a été confirmée par la Cour suprême d’Espagne le 8 octobre 2025
L’affaire se trouve ainsi dans une situation juridique paradoxale : en Espagne, la sentence sur la compétence est définitivement valable, faute d’avoir été régulièrement contestée au siège du tribunal arbitral et peut donc être exequaturée en principe dans tous les pays signataires de la Convention de New York. Mais son exequatur a été refusée en France par la Cour d’appel de Paris qui a considéré que la clause compromissoire était caduque. Or c’est cette même Cour qui est appelée à se prononcer sur cette même clause compromissoire, mais cette fois-ci comme juge de l’annulation (sentence finale rendue à Paris) et non plus seulement comme juge de l’exequatur (sentence sur la compétence rendue en Espagne).
Que décide l’arrêt de la Cour d’appel du 9 décembre 2025 ?
Les juges devaient donc interpréter à nouveau la clause d’arbitrage qu’il est piquant de citer ici : « Dans le cas d’un quelconque différend, ou ravivement de tous griefs de quelque nature que ce soit, entre nous, y compris nos héritiers et successeurs, et M. Gustavus Baron de Overbeck ou sa Compagnie, l’affaire sera soumise pour examen ou jugement au consul général de la Reine à Bruneï ». Or non seulement il n’y a plus aujourd’hui de consulat général de la Couronne britannique à Bruneï, mais il n’y a même plus de colonie britannique à Bruneï. Comment appliquer alors cette clause d’arbitrage ?
Derrière cette question, il y avait celle de déterminer si les parties avaient consenti à l’arbitrage de manière générale en précisant les conditions de mise en œuvre, ou si elles n’avaient consenti à l’arbitrage qu’aux conditions indiquées. Il fallait donc interpréter l’intention réelle des parties. La question est d’autant plus délicate, et sans précédent, que ce n’est pas une clause d’arbitrage intuitu personae qui est conclue ici car le nom de l’arbitre ne figure pas, mais intuitu officium, c’est-à-dire en référence à une fonction. La fonction ayant disparu, la volonté de recourir à l’arbitrage a-t-elle aussi disparu ?
La Cour d’appel répond par l’affirmative : elle estime que le consentement des parties à l’arbitrage est indissociablement lié à la fonction de consul général de la Couronne britannique à Brunei. En bref : plus de consul, plus d’arbitrage.
Cette solution est sans surprise car elle est identique au précédent arrêt de la même Cour du 6 juin 2023 à propos de la même clause et on ne voit pas comment il aurait pu en être autrement. On aurait d’ailleurs pu faire l’économie de cette décision si la proposition n° 36 du projet de réforme du droit de l’arbitrage avait été déjà intégrée dans l’ordre juridique : l’annulation par voie de conséquence. Cela signifie que si une sentence est annulée d’un chef qui est transposable à une autre sentence rendue dans la même affaire, comme c’est le cas ici, alors cette seconde sentence est également annulée. On ne peut donc que savoir gré au Sultan de Sulu d’avoir ainsi montré la pertinence d’une des propositions phares du projet de réforme du droit français de l’arbitrage élaborée près de 150 ans plus tard.