Par Yuta IKEDA, Professeur adjoint de droit civil à l’Université du Tohoku (Japon), Professeur associé au Laboratoire de sociologie juridique à l’Université Paris-Panthéon-Assas

Quelle était la situation avant la décision ?

Comme le droit français, le droit japonais suppose la binarité des sexes. Le sexe est mentionné dans le registre d’état civil qui assure des fonctions similaires à celles des actes de l’état civil en droit français.

Le changement de sexe juridique est admis au Japon depuis 2003. La loi no 2003-111 définit, dans son article 2, la « personne présentant un trouble de l’identité de genre » comme une « personne dont le sexe est biologiquement évident, qui a psychologiquement une conviction continue que son sexe est différent de son sexe biologique, qui a une volonté de s’adapter corporellement et socialement à l’autre sexe, et à l’égard de laquelle des diagnostics concordants sont posés par plus de deux médecins compétents selon les connaissances communément admises par la communauté médicale ». Après une réforme datant de 2008, la loi prévoit à son article 3 que « le tribunal aux affaires familiales ordonne le changement de sexe, sur la demande de la personne présentant un trouble de l’identité de genre, à la condition : 1o que la personne ait plus de 18 ans ; 2o que la personne ne soit pas mariée ; 3o que la personne n’ait pas d’enfant mineur ; 4o que la personne soit privée de sa glande sexuelle ou que sa glande sexuelle ne fonctionne pas de manière définitive ; 5o que ses organes génitaux aient une apparence similaire à ceux de l’autre sexe ».

Par ailleurs, il faut préciser qu’il n’existe pas d’équivalent au Conseil constitutionnel au Japon : n’importe quel juge peut apprécier la conformité d’une règle légale à la Constitution. Toutefois, les décisions les plus importantes sont celles de la Cour suprême, laquelle avait prononcé onze fois l’inconstitutionnalité d’une loi in abstracto avant celle du 25 octobre 2023.

Que dit la Cour suprême dans sa décision ?

En l’espèce, une personne « dont le sexe biologique est masculin mais dont le sexe psychologique est féminin » a demandé un changement de sexe, en conservant les facultés de sa glande sexuelle. Il s’agissait donc d’examiner la compatibilité de la condition relative à la stérilité par rapport à l’article 13 de la Constitution, lequel prévoit que toutes les personnes doivent être respectées comme des individus, et que leur droit à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur doit être, dans la mesure où il ne se heurte pas au bien-être public, respecté au maximum dans la législation et les autres activités publiques.

La Cour commence par constater que la condition en question restreint la « liberté de ne pas subir d’atteinte à son corps contre sa volonté », consacrée, en tant que « droit d’importance relatif à la vie avec la personnalité », par l’article 13 de la Constitution. En effet, la condition posée par la loi oblige la personne à effectuer une opération stérilisante, sans nécessité thérapeutique, afin de « voir son sexe sur le plan juridique être envisagé selon son identité sexuelle ». Or, pour la Cour, cette finalité constitue un « important intérêt juridiquement protégé » au regard des actions, publiques et privées, en faveur d’une plus grande diversité de la société japonaise et des évolutions intervenues dans les législations de certains pays, surtout occidentaux.

La Cour estime ensuite, au regard de l’importance de la liberté en cause, qu’une restriction serait justifiée seulement si elle est « nécessaire et raisonnable ». 

Concernant la nécessité de la restriction, les juges japonais considèrent qu’elle a reculé. La Cour juge que le législateur considérait en 2003 que la naissance d’enfants après un changement de sexe poserait des questions notamment sur la filiation, bouleverserait la société et que la disposition litigieuse visait à éviter tout brusque changement. Toutefois, selon la Cour, outre le fait que c’est une hypothèse rare, la filiation et la mention de l’état civil ne sont pas si problématiques car il est possible d’interpréter les règles légales existantes ou en adopter de nouvelles. Elle ajoute que la réforme de l’année 2008, qui a ouvert le changement de sexe aux personnes ayant des enfants majeurs, n’a pas bouleversé la société, et que l’on ne peut plus dire que la possibilité de l’hypothèse constitue un brusque changement, car la compréhension de la situation des « personnes présentant un trouble de l’identité de genre » est plus importante aujourd’hui, notamment dans la mesure où dix mille personnes ont changé de sexe depuis l’entrée en vigueur de la loi.

Concernant le caractère raisonnable de la restriction, la Cour juge que celle portée par la disposition légale de 2003 est « grave ». La Cour considère avant tout — il nous semble que cette interprétation peut se justifier par le fait que l’article 2 de la loi exige un diagnostic médical — que la loi vise à permettre aux personnes qui ont suivi tous les traitements nécessaires de changer de sexe juridique. Or, pour la Cour, la question de savoir si une personne a suivi tous les traitements nécessaires est aujourd’hui indépendante de celle de savoir si elle a subi une opération stérilisante. La restriction à la liberté de ne pas subir d’atteinte à son corps contre sa volonté est ainsi devenue excessive par rapport au but de la loi, et ce d’autant plus que le nombre de pays qui n’exigent plus la stérilité augmente.

La Cour conclut, à l’unanimité sur ce point, que l’on ne peut plus dire que la restriction examinée est « nécessaire et raisonnable », de sorte que la disposition en question viole l’article 13 de la Constitution.

Quel impact aura la décision sur d’autres questions ?

Une autre condition à respecter pour le changement de sexe, celle qui a trait à l’apparence externe des organes génitaux, pourrait également faire l’objet d’une déclaration d’inconstitutionnalité car elle concerne la même liberté relative au corps. Il faudra attendre la décision de la cour de deuxième instance pour le savoir car les juges de la Cour suprême – sauf les juges Miura, Kusano et Uga – ne se sont pas prononcés sur cette question, ce qui explique que le changement de sexe n’ait pas été immédiatement ordonné en l’espèce. 

On peut aussi se demander si un mouvement plus général et libéral est en train d’être amorcé par la Cour suprême au Japon. Il est possible d’en douter car la déclaration d’inconstitutionnalité ne résulte pas de la consécration d’un « droit au changement de sexe ». C’est la liberté relative au corps qui fonde l’inconstitutionnalité, une telle liberté ne pouvant être mobilisée pour évincer d’autres conditions du changement de sexe comme le diagnostic médical du « trouble de l’identité de genre ». Une telle absence de la consécration d’un nouveau droit constitutionnel était déjà observable dans la jurisprudence de la Cour suprême : quand elle a jugé que l’article 750 du Code civil japonais, lequel impose à un des époux de changer son nom à la suite de l’union, ne viole pas la Constitution, elle a examiné l’adéquation des règles de droit (droit objectif) plutôt que consacrer un droit individuel (droit subjectif). Il reste à voir si elle gardera le même cap pour examiner d’autres questions, notamment celle du mariage homosexuel qui n’existe pas au Japon.