Brexit, pénuries au Royaume-Uni et Europe sociale
Par Aurélien Antoine, Professeur à la Faculté de Droit de l’Université Jean-Monnet et Directeur de l’Observatoire du Brexit
En quoi la pénurie de carburant peut-elle être analysée comme une conséquence du Brexit ?
Depuis l’entrée en vigueur de l’accord de commerce et de coopération (ACC), la libre circulation des personnes entre l’Union européenne et le Royaume-Uni est soumise à de nouvelles restrictions, en particulier pour l’obtention de visas de travail. Les formalités administratives et les conditions plus drastiques d’accès à un titre de séjour ont eu un impact considérable dans les secteurs employant une main-d’œuvre dite « peu qualifiée ». Tel est le cas du transport routier indispensable à l’acheminement des marchandises et du carburant. Il ne s’agit donc pas à proprement parler d’une « pénurie d’essence et de diesel », mais bien d’une rupture dans la chaîne de distribution en raison d’un manque de main-d’œuvre.
Il convient de souligner que les règles migratoires applicables depuis quelques mois outre-Manche ne sont pas les seuls motifs qui expliquent à la situation actuelle. La covid-19 a poussé certains travailleurs à rentrer dans leur pays d’origine, tandis que les apprentis chauffeurs routiers n’ont pas toujours eu la possibilité de passer leur permis de conduire « poids lourd ». Plusieurs États de l’UE sont soumis aux mêmes tensions sur leur marché du travail.
Quelles sont les nouvelles règles en vigueur pour travailler au Royaume-Uni ?
Depuis la fin de l’année 2020 en vertu de l’Immigration Act 2020, les citoyens de l’UE (à l’exception des Irlandais) doivent obtenir un visa pour se rendre au Royaume-Uni afin d’y vivre, y travailler ou y étudier (pour les visites touristiques inférieures à six mois, ce titre n’est pas exigé). Rappelons qu’un régime plus protecteur est applicable aux citoyens européens résidant déjà au Royaume-Uni selon les traités signés avec l’UE dont découle le EU Settlement Status.
Le visa pour travailleur qualifié (Skilled worker visa) est délivré sur la base d’une formule qui requiert la satisfaction d’un certain nombre de critères qui aboutissent à l’acquisition de points. Le demandeur doit apporter la preuve qu’il sera embauché par une structure dûment déclarée à l’administration avec un salaire substantiel. Ensuite, l’emploi en cause doit répondre à un niveau de qualification minimum qui correspond au diplôme assurant l’accès à l’enseignement supérieur (A Level). Enfin, il est exigé un niveau de maîtrise de la langue anglaise satisfaisant (niveau B1 et plus). Si ces trois conditions sont cumulativement remplies, le candidat au titre de séjour se voit octroyer automatiquement 50 points (mandatory points ou non-tradeable points) qui doivent être complétés par 20 points. Différentes possibilités sont offertes pour les obtenir (tradeable points) : montant du salaire qui sera perçu (les 20 points sont acquis si la rémunération annuelle est supérieure à 25 600 £ ; haut niveau de diplôme (doctorat ou équivalent) ; ou secteurs économiques victimes d’une pénurie de main-d’œuvre (santé par exemple). À ces exigences de fond s’ajoutent les frais à engager pour la délivrance du visa qui varient selon la nature de l’emploi et sa durée (entre 404 £ et 1468 £).
Les lignes directrices gouvernementales contiennent plusieurs listes de professions couvertes ou ne pouvant pas prétendre à l’obtention du visa pour travail qualifié. Les exclusions sont fondées sur l’existence de régimes spéciaux (comme les étudiants, les artistes ou les sportifs de haut niveau), la spécificité de l’emploi (militaire notamment) ou sur le fait que les postes en cause ne peuvent satisfaire les critères du visa. C’est justement à cette catégorie qu’appartiennent les chauffeurs routiers. Il en découle deux conséquences. En premier lieu, les chauffeurs routiers d’États membres de l’UE établis à leur propre compte ne peuvent plus s’installer durablement au Royaume-Uni. En second lieu, les entreprises de transport d’un État membre de l’UE, même si elles disposent d’une succursale sur le sol britannique, sont contraintes de recourir à des travailleurs de nationalité britannique (ou irlandaise, ou bénéficiant du titre de résidant) afin d’assurer une partie importante des échanges commerciaux au sein du marché intérieur britannique.
En quoi la crise britannique est aussi un enseignement pour l’UE en matière de dumping social entre États membres ?
Dans un reportage récent du Monde, un chef d’une entreprise de logistique britannique avouait qu’il avait dû « augmenter le salaire de ma cinquantaine de chauffeurs routiers de 20 %, simplement pour les garder ». Faut-il s’en plaindre pour un secteur qui fait depuis des décennies l’objet d’un dumping social substantiel entre les États membres ? La crise britannique est évidemment dommageable pour nombre de consommateurs, mais si elle conduit à revaloriser les salaires dans une filière caractérisée par une forte paupérisation de ses travailleurs, il est difficile de n’en tirer que des conséquences négatives. Le paradoxe de la situation vient sans doute du fait que les conservateurs favorables au Brexit sont attachés à la flexibilité du marché du travail par la modération salariale. Plus encore, quand le Royaume-Uni était un membre de l’Union européenne, il a tout fait pour maintenir l’Europe sociale au stade embryonnaire afin de profiter de la main-d’œuvre à bas coût de l’Europe de l’Est. D’ailleurs, le motif majeur du soutien des gouvernements successifs (conservateurs comme travaillistes) à l’élargissement de l’UE était cette préoccupation en plus du souci d’ouvrir de nouveaux marchés aux exportateurs britanniques.
La pénurie de main-d’œuvre au Royaume-Uni est finalement riche d’enseignement pour l’UE et ses États membres, car sans le Brexit, le sujet de la revalorisation salariale et de la relocalisation de certains emplois se serait-il posé ? Le doute est permis. De façon indirecte, le Brexit et ses effets conduisent à s’interroger sur le long chemin qu’il reste encore à parcourir sur le front de l’Europe sociale. Malgré une réforme en 2018 tentant de limiter la concurrence sociale entre les États membres, les progrès en la matière ont été insuffisants puisque seuls les salaires des travailleurs détachés furent concernés, les cotisations sociales n’étant malheureusement pas prises en compte (Directive 96/71/CE du 16 décembre 1996 concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services, modifiée par la Directive (UE) 2018/957 du 28 juin 2018). Quoi qu’il en soit du droit commun actuel, le transport routier a été exclu du dispositif, faisant de ce dernier le secteur économique le plus concerné par le dumping social (Directive (UE) 2020/1057 du 15 juillet 2020 établissant des règles spécifiques en ce qui concerne la directive 96/71/CE et la directive 2014/67/UE pour le détachement de conducteurs dans le secteur du transport routier et modifiant la directive 2006/22/CE quant aux exigences en matière de contrôle et le règlement (UE) 1024/2012).
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