Par Hélène Raspail, professeur de droit public, Le Mans Université

Le droit international de la mer permet-il d’arraisonner ainsi un engin qui navigue en haute mer ?

Le principe du droit international à propos de la haute mer (autre nom pour les eaux internationales) est celui de la liberté de navigation. Bien entendu, les Etats doivent tout de même assurer la sécurité et la sûreté en mer, qui n’est pas un espace de non-droit. Mais aucun n’ayant souveraineté territoriale en haute mer, ils n’exercent leur pouvoir que sur la base de la nationalité des engins qui y naviguent. Ce pouvoir est exclusif de tout autre, c’est-à-dire que seul l’Etat dit « du pavillon » (qui équivaut à la nationalité) a le droit d’agir contre un navire. Ainsi, le Madleen battant pavillon britannique, seul le Royaume-Uni était en droit de l’arraisonner. Israël a donc commis un fait internationalement illicite.

La liberté de navigation et l’exclusivité du pouvoir de l’Etat du pavillon dans les eaux internationales sont des règles énoncées dans la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, adoptée à Montego Bay en 1982 (art. 87). Certes, Israël n’est pas partie à ce traité qu’il n’a jamais ratifié, ni même signé. Mais il s’agit d’un traité de codification du droit coutumier. Autrement dit, les règles qu’il contient sont, pour la plupart, obligatoires en dehors du traité lui-même, pour tous les Etats du monde y compris l’Etat hébreu.

La lutte contre la criminalité en mer peut parfois justifier certaines exceptions et des nuances à l’exclusivité du pouvoir de l’Etat du pavillon en haute mer.

Une exception est le cas de la piraterie, qui confère à tout Etat pouvoir d’agir, au titre d’une compétence dite universelle (art. 110 §1 a. de la Convention sur le droit de la mer préc.). Mais ce cas, qui renvoie à un navire ne battant pavillon d’aucun Etat et se rendant coupable d’actes de violence en mer, est ici hors de propos.

Parmi les nuances, le cas du trafic illicite de migrants autorise tout Etat à agir s’il arrive à recueillir autorisation de l’Etat du pavillon (Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer, additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, art. 8). Mais cette hypothèse n’aurait pas davantage permis à Israël d’agir ici. Si quelques jours avant son arrestation, le Madleen a secouru quatre Soudanais qui fuyaient leur pays en guerre et se trouvaient en détresse en mer, rien ne permet de qualifier ce sauvetage de trafic illicite de migrants, qui renvoie à un transport clandestin organisé. Enfin, Israël n’a aucunement sollicité l’autorisation de l’Etat du pavillon du Madleen, ni invoqué une telle justification.

Israël assure un blocus maritime de la bande de Gaza en invoquant sa propre sécurité. Aurait-il eu le droit d’arraisonner le navire dans ce cadre ?

Avant toute chose, on précisera que le navire ne se trouvait pas dans un espace sous souveraineté israélienne. Il est certain qu’il a été arraisonné en haute mer, qu’il se dirigeait vers la bande de Gaza et qu’en aucun cas il ne se trouvait dans les eaux territoriales israéliennes. Un Etat ne peut étendre sa mer territoriale que jusqu’à 12 milles marins vers le large. Or, le navire se trouvait plus loin. Il se dirigeait, en outre, vers la bande de Gaza et non les côtes israéliennes. Alors même que, sur le côté, la frontière maritime entre Israël et Gaza est incertaine (il s’agit, cette fois, d’une frontière bilatérale qui doit en principe être le fruit d’un accord entre Etats voisins ; ainsi, au Nord, la frontière israélienne a été déterminée récemment par un accord conclu avec le Liban en octobre 2022), il ne fait nul doute qu’Israël n’a pas souveraineté sur l’ensemble des eaux qui bordent la bande de Gaza, même approximativement identifiées. Le territoire maritime est en effet, et uniquement, le prolongement naturel d’un territoire terrestre. Sans souveraineté sur Gaza, Israël ne peut davantage prétendre à un titre territorial sur les eaux qui bordent cet espace – quel que soit son statut par ailleurs. Les accords d’Oslo II avaient au contraire identifié une zone de pêche exclusive pour les pêcheurs palestiniens allant jusqu’à 20 milles nautiques, ce qui laissait parfaitement intact un espace de 12 milles marins sur lequel la Palestine a vocation à exercer sa pleine souveraineté. Cet espace a pourtant été progressivement contrôlé par Israël, mais il s’agit d’une occupation contraire au droit à l’autodétermination du peuple palestinien, qui ne lui donne donc aucun pouvoir d’agir légalement. Le statut de puissance occupante ne confère en effet pas de titre territorial sur un espace. Il déclenche des obligations en vertu du droit international humanitaire, qui imposent tout au contraire de laisser passer l’aide humanitaire afin de permettre la subsistance des populations civiles, ce qu’a ordonné la Cour internationale de justice dès le 24 janvier 2024 (CIJ, ordonnance du 24 janvier 2024).

Or, depuis 2009, la bande de Gaza fait l’objet d’un blocus, ce qui constitue l’argument principal d’Israël pour fonder son action en mer. Il s’agit d’une mesure militaire qui, dans son volet maritime, consiste à empêcher par la force toute communication par la mer d’une entité. Elle peut ainsi conduire à agir en haute mer contre des navires étrangers, mais à certaines conditions seulement.

Puisqu’il s’agit d’une mesure utilisant la force armée, le blocus doit entrer dans le cadre d’une action en légitime défense – à moins d’être autorisé par le Conseil de sécurité de l’ONU. Lors d’un précédent de navire humanitaire qui tentait de forcer le blocus maritime israélien en 2010 (le Mavi Marmara, contre lequel un violent assaut qui a causé la mort de 9 activistes turcs avait été lancé par Tsahal), l’argument de la légitime défense avait été invoqué pour justifier une action en haute mer, au-devant des eaux gazaouies. Mais on rappellera d’abord que la légitime défense n’est justifiée qu’en réaction à une agression armée en cours, et ne peut avoir ni de dimension préventive, ni constituer des représailles déguisées. Elle ne peut encore moins justifier d’utiliser la force contre un navire civil, ce qui apparait disproportionné. Dans le cas du Mavi Marmara, des excuses ont finalement été présentées par Israël à la Turquie et une réparation versée aux familles des victimes. On peut voir dans ces mesures de réparation une forme d’acceptation de sa responsabilité pour fait internationalement illicite.

Si heureusement, dans le cas qui nous occupe, l’arraisonnement du Madleen n’a pas pris un tel tour de violence, il n’en demeure pas moins contraire au droit international. En tant que méthode de guerre, le blocus, même s’il ne conduit pas un usage disproportionné de la force armée, est en lui-même interdit « si les dommages causés à la population civile sont, ou si on peut prévoir qu’ils seront, excessifs par rapport à l’avantage militaire concret et direct attendu », comme l’énonce le Manuel de San Rémo sur le droit international applicable aux conflits armés sur mer, adopté en 1994, qui codifie le droit coutumier (art. 102). Un blocus indiscriminé qui prive la population civile de moyens de subsistance est clairement prohibé. Dès lors, le blocus maritime total actuellement organisé par Israël dans les eaux qui bordent la bande de Gaza, conjugué aux défaillances flagrantes dans l’organisation de l’aide humanitaire que l’Etat hébreu a repris en charge, est internationalement illicite. Toute mesure d’arraisonnement de navires humanitaires prise dans ce contexte l’est donc également.

Quels sont, en vertu du droit international, les droits des passagers arrêtés ?

En principe, le droit international des droits de l’Homme ne s’applique qu’aux personnes qui se trouvent sur le territoire d’un Etat donné. Mais à partir du moment où un bateau est dérouté par un navire militaire, l’équipage et les passagers passent sous le contrôle total de l’Etat en question. Dès lors, on peut considérer que ces personnes relèvent de sa compétence, même avant de se trouver sur son territoire. Cela implique que les obligations du droit international des droits de l’Homme s’appliquent aux autorités de l’Etat qui agissent en haute mer, ce qu’a reconnu la Cour européenne des droits de l’Homme dans un célèbre arrêt Medvedyev de 2010 où la France a été condamnée pour détention arbitraire en haute mer. Ce raisonnement est parfaitement transposable aux autres instruments de protection internationale des droits de l’Homme et Israël est partie au Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966. Ses dispositions protégeaient donc les passagers du Madleen depuis son arraisonnement, même depuis les eaux internationales. L’article 9 du Pacte relatif au droit à la liberté et à la sécurité apparaît, comme dans le cas du Medvedyev, non respecté : l’arraisonnement étant interdit par le droit de la mer, l’arrestation et la détention qui en découlent peuvent être considérés comme arbitraires en vertu du droit international des droits de l’Homme.

Les personnes étrangères arrêtées ont aussi droit à la protection consulaire de leur Etat de nationalité. Si Israël n’est pas partie à la Convention de Vienne sur les relations consulaires de 1963, il a bien laissé les autorités consulaires françaises rendre visite à leurs ressortissants, ce qui constitue peut-être le signe qu’il considère cette règle comme coutumière.

En revanche, le statut de la députée européenne Rima Hassan ne diffère pas de celui des autres membres de l’équipage. Certes, elle est protégée par des immunités parlementaires. Mais ces immunités ne sont pas diplomatiques : elles ne valent que vis-à-vis des Etats membres de l’Union européenne car la députée n’exerce pas de fonction de représentation de l’Union sur la scène internationale. Elle représente le peuple de l’Union, en son sein, et n’est protégée contre les arrestations et les poursuites que dans ce cadre. Pour Israël, juridiquement, elle est une ressortissante française comme les autres.