Par Bruno Cotte, membre de l’Institut, président honoraire de la chambre criminelle de la Cour de cassation et ancien président de chambre de première instance à la Cour pénale internationale.

Au moment où il reçoit si légitimement la reconnaissance de la Nation en entrant au Panthéon aux côtés de Condorcet et de l’abbé Grégoire, comme il est difficile de choisir entre tout ce qui fait que Robert Badinter était un être à « part », un être d’exception ?

Comme il nous manque au moment où, le monde semble à bien des égards perdre pied, où la force l’emporte sur le droit et où la liberté et la fraternité, valeurs cardinales à ses yeux, paraissent être pour certains de vieilles lunes ! Oui, sa voix, écoutée et respectée, nous manque.

Elle s’est pourtant fait entendre sur ce qui lui semblait essentiel jusqu’à l’extrême limite de ses forces.

En effet, pour Alain Pellet et moi, ce n’était pas un homme de 95 ans qui nous a conviés dans son bureau au début du mois de décembre 2022. C’était un Robert Badinter plus ardent, plus prêt à s’engager que jamais.

Depuis plusieurs mois déjà la Fédération de Russie avait agressé l’Ukraine. Des crimes de guerre et, selon toute vraisemblance, des crimes contre l’humanité se commettaient quotidiennement. Des civils en étaient les victimes et cela à quelques milliers de kilomètres de la France. La voix des grandes puissances était bien faible.

Le droit international était littéralement piétiné, ce droit auquel il tenait tant et qui l’avait conduit à participer de manière décisive à la création du tribunal pénal international pour l’Ex-Yougoslavie et de la Cour pénale internationale aujourd’hui si malmenée comme à s’impliquer, corps et âme, dans la présidence de la Commission d’arbitrage pour la paix en Ex-Yougoslavie créée en 1991.

Comment aurait-il pu ne pas réagir ?

« Mes amis, nous dit-il de sa voix forte, nous devons parler. Il est impensable que, dans quelques mois, quelques années, on puisse dire : vous saviez et vous n’avez rien dit, rien écrit, rien dénoncé » Que dirons alors nos enfants et nos petits-enfants ? Nous devons dénoncer ce qui se déroule sous nos yeux ».

Oui, certes, mais comment écrire lorsque l’on n’a accès à aucun document probatoire de provenance judiciaire ?  Quand on ne dispose que de rapports d’organismes internationaux, d’ONG et de témoignages de reporters de guerre dont le courage doit être une nouvelle fois souligné ?

Il en faut plus pour arrêter Robert Badinter quand la cause est juste et sa défense impérative. Dès lors, selon son habitude, il nous demanda de nous mettre avec lui aussitôt au travail quels que soient nos emplois du temps du moment ! La mobilisation devait être immédiate comme au mois de décembre 2007 lorsque, sollicité en ce sens, il avait décidé de rédiger de toute urgence un mémoire d’amicus curiae en faveur d’un mineur détenu à Guantanamo.

Chacun prit donc sa part, nous nous sommes rencontrés, nous avons échangé même si, pour lui, la discussion par voie informatique n’était pas ce qu’il préférait. Mais il convenait d’aller vite car chaque jour apportait son macabre lot de crimes et de victimes.

Il fallait raconter, dénoncer, accuser pour qu’il soit clairement dit que, dès ce début de l’année 2023, l’impardonnable se commettait sur le sol ukrainien et que c’était intolérable.

Oui, il s’imposait à ses yeux d’accuser et c’est au terme d’une longue discussion que le titre de ce petit ouvrage fut retenu « Vladimir Poutine. L’accusation ».

Au mois de mars, l’ouvrage était écrit, relu, transmis à l’imprimeur. On ne pourrait plus dire « Vous saviez et vous vous êtes tus » !

Que retenir de ces quatre mois ?

L’incroyable lucidité de Robert Badinter, son aptitude à voir loin, lui qui, d’emblée, comprit que cette guerre, même s’il eut peut-être tendance à trop la concentrer sur les risques qu’encourait l’a seule Europe, risquait de faire tache d’huile et constituait un dramatique tournant.

Sa détermination conjuguée avec son souci d’agir vite. Ne perdons pas de temps, l’heure est grave et son visage, qui en avait pourtant tant vu, trahissait son appréhension, son inquiétude devant un monde qui devenait immaitrisable.

Sa force de conviction et Dieu sait si elle grande ! Le ton de ce livre est simple mais il est sans concession : attention, nous vivons des heures graves. Réveillez-vous !

Son souci de transmettre : ouvrez les yeux, regardez ce qui se passe, réagissez, chacun à votre manière, sachez encore vous indigner et l’exprimer.

Jusqu’au bout de sa longue existence, Robert Badinter a été un sage, un homme d’équilibre, prêt à alerter, à rassurer, à suggérer voire à dicter la bonne route mais surtout à rappeler, sans cesse, les valeurs fondamentales auxquelles il tenait, celles qui seules permettent, comme l’on dit maintenant, un « vivre ensemble harmonieux ».