Travailleurs de plateformes numériques : des salariés « dissimulés » ?
Cinquante et un livreurs indépendants d'une plateforme de livraison de repas ont saisi le tribunal prud’homal pour faire reconnaître leur statut de salarié et dénoncer le travail dissimulé. L’audience initialement prévue le 10 décembre 2024 a été renvoyée en départage, le Conseil estimant que les conclusions de l'audience pénale étaient nécessaires avant de statuer.
Par Thomas Pasquier, Professeur à l’Université Paris Nanterre
Le statut des travailleurs dits de plateformes numériques
Les travailleurs de plateformes, qui sont-ils ? Schématiquement, il s’agit de prestataires ayant recours, dans le quotidien de leur activité, aux services d’une application numérique. Si certaines plateformes ne proposent que la mise à disposition de biens (ex : Air BNB), d’autres reposent sur une prestation de services incluant un travail (ex : transport de personnes, Uber ; service de livraison, Deliveroo). Suivant le modèle d’affaires des plateformes, les applications tierces qui mettent en relation des prestataires et des clients ne sont que des intermédiaires, des courtiers liant deux personnes, sans aucune intention de nouer une relation de travail salariée. Pourtant, la question s’est posée : n’y a-t-il pas, derrière l’apparence d’un service d’intermédiation, l’évidence d’une relation de travail salariée déguisée entre la plateforme et les travailleurs de plateformes ? Les juges nationaux l’ont reconnu, en requalifiant certains contrats de prestation de services en contrat de travail. L’Union européenne vient également d’adopter une Directive 2024/2831 relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme, le 23 octobre 2024, qui prévoit un mécanisme de présomption de salariat au bénéfice des travailleurs dits de plateformes.
Les travailleurs de plateformes sont-ils des travailleurs salariés ?
Pour trancher la question de la qualité juridique d’un travailleur, le droit français, comme la plupart des droits européens, offre la possibilité de voir requalifier un « faux » contrat de prestation de services en contrat de travail. Pour cela, il appartient à celui qui se prévaut de l’existence d’un contrat de travail d’établir la réunion de trois indices témoignant de l’existence d’un lien de subordination : un pouvoir de direction du travail, un pouvoir de contrôle de l’activité des salariés, et un pouvoir de sanction des agissements considérés comme fautifs par le donneur d’ordre (Soc., 13 novembre 1996, n° 94-13.187, Société générale). Néanmoins, concernant les travailleurs de plateformes, l’immense majorité d’entre eux sont juridiquement indépendants. Pourquoi ? Par l’effet d’une présomption légale d’indépendance prévue par le code du travail. L’article L. 8221-6 du code du travail dispose ainsi que les personnes physiques inscrites aux registres ou répertoires professionnels (RCS ou registre des métiers par exemple) sont présumés des travailleurs indépendants (la même présomption s’applique à propos des personnes inscrites en qualité d’autoentrepreneur). Par application de cette présomption, la quasi-totalité des travailleurs de plateformes sont présumés indépendants. Cette présomption, toutefois, peut être combattue (on dit qu’elle peut être renversée) par la preuve de l’existence d’un lien de subordination. Dit autrement, il est possible de démontrer qu’au-delà de la fiction d’indépendance créée par la présomption, les conditions « réelles » de l’activité du prestataire le placent dans un rapport de subordination à l’égard de son donneur d’ordre.
C’est dans ce contexte que la Cour de cassation a rendu une série de décisions favorables à la reconnaissance de la qualité de salarié des travailleurs de plateformes. Ainsi, dans un arrêt Uber du 4 mars 2020 (Soc., 4 mars 2020, n° 19-13.316), la Cour a jugé que les conditions imposées aux chauffeurs Uber – i.e. l’impossibilité de choisir ses propres clients ; l’incitation à rester connecté ; la désactivation du service en cas de défaut de réponse favorable à une course ; le suivi par géolocalisation ; la faculté de réduire ou de modifier les tarifs sans accord préalable du chauffeur ; la faculté de sanction par la déconnexion définitive au service – constituaient autant d’indices de l’existence d’une relation de travail salariée. Depuis lors, la Haute juridiction n’a pas varié, sanctionnant régulièrement les plateformes de transport de personnes (Soc., 13 avril 2022, n° 20-14.870, Le Cab ; Soc., 25 janvier 2023, n° 21-11.273, Uber ; Soc., 15 mars 2023, n° 21-17.316, Bolt) ou de livraison de repas (Soc., 24 juin 2020, n° 18-26.088, Take eat easy) d’une requalification des contrats de prestation de services en contrat de travail.
Des travailleurs salariés « dissimulés » ?
Une fois la requalification admise, les travailleurs de plateformes peuvent prétendre à toutes les conséquences juridico-sociales qui en résultent : droit aux indemnités de rupture, droit aux congés payés, droit aux rappels de salaire, et évidemment, droit à l’indemnisation au titre du chômage. Toutefois, il est encore possible d’ajouter un second étage à la sanction : celle du travail dissimulé. Aux termes de l’article L. 8221-5 du code du travail, est coupable de travail dissimulé l’employeur qui ne procède pas à la déclaration préalable à l’embauche, ne délivre pas de bulletins de salaire ou encore ne verse pas les cotisations sociales. Afin de caractériser l’infraction de travail dissimulé, il convient d’abord d’établir un élément matériel (la soustraction à l’application des obligations issues du droit du travail), ensuite un élément intentionnel (la volonté de se soustraire à cette application). Si la première condition ne fait en général pas débat lorsque la requalification en contrat de travail est obtenue, l’élément intentionnel est plus difficile à démontrer : ce n’est pas parce qu’on s’est trompé, qu’on avait l’intention de se tromper ! Pour déterminer le caractère intentionnel de l’infraction, les juges analysent les ‘montages’ auxquels procèdent les donneurs d’ordre pour ‘masquer’ la réalité de l’opération juridique.
C’est ainsi que les juges du fond ont sanctionné à plusieurs reprises des plateformes numériques au titre de l’infraction de travail dissimulé. Le Conseil de prud’hommes de Paris, dans une décision du 4 février 2020 (Paris, n° 19/07738), a reconnu l’infraction de travail dissimulé sur le double fondement de la reconnaissance préalable d’une relation d’emploi salariée, et d’une intention frauduleuse résultant de la connaissance du contournement de la loi. De la même manière, la Cour d’appel de Douai, dans une décision du 10 février 2020 (CA Douai, n° 19/00137), a reconnu l’intention frauduleuse dans le fait que la plateforme ne pouvait « ignorer que le succès de l’entreprise était lié à l’utilisation d’un personnel non déclaré et peu rémunéré ». Également, par une décision assez retentissante du 19 avril 2022, le tribunal correctionnel de Paris a condamné la société Deliveroo à la peine maximale encourue en cas de travail dissimulé (soit 375 000 euros) en retenant que la société avait parfaite connaissance, du fait du montage mis en place, de l’évitement de l’application du droit du travail, et donc de l’intention frauduleuse de la dissimulation d’emploi salarié. Aussi, à propos des travailleurs de plateformes, c’est l’économie du montage opéré qui paraît déterminer les juges à reconnaitre l’existence d’une dissimulation d’emploi salarié : dès lors que le modèle d’affaires repose sur le recours à des travailleurs indépendants aux fins d’échapper à l’application du droit du travail, particulièrement à l’acquittement des cotisations sociales, il n’est pas question de s’être trompé sur la qualité juridique du travailleur, mais de tromper le salarié, les URSSAF et l’administration du travail.
Des travailleurs « présumés » salariés ?
Un élément pourrait encore favoriser le dévoilement des relations de travail salariées sous l’apparence d’une relation commerciale de plateformes. Le Parlement Européen et le Conseil de l’Europe ont adopté, le 23 octobre 2024, une directive relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme, qui prévoit une présomption de salariat au bénéfice des travailleurs de plateformes. Le mécanisme est le suivant : « lorsqu’il est constaté des faits témoignant d’une direction et d’un contrôle », les travailleurs de plateformes sont présumés être salariés, à charge pour la plateforme qui conteste la présomption de rapporter la preuve de l’indépendance « au sens du droit, des conventions collectives ou de la pratique en vigueur dans l’État membre, eu égard à la jurisprudence de la Cour de justice » (art. 5 de la directive). Dans l’attente de la transposition de la directive, la question se pose de déterminer les effets d’une telle présomption à l’égard du droit français. Sans doute ce mécanisme d’aménagement-renversement de la charge de la preuve pourrait-il rebattre les cartes du débat judiciaire. En droit national, il appartient à celui qui se prévaut de l’existence d’un lien de subordination d’en rapporter la preuve, et donc de démontrer l’existence du triptyque « pouvoir de direction, de contrôle et de sanction ». A la lumière de la directive, deux changements pourraient intervenir : d’une part, les travailleurs de plateformes n’auraient plus trois mais deux séries d’indices à établir (direction et contrôle) ; d’autre part, une fois la présomption établie, c’est la plateforme qui serait tenue d’établir la « vraie » indépendance du travailleur. Un aménagement-renversement de la charge de la preuve, donc. Reste que, pour que la présomption produise pleinement son effet facilitateur, il conviendrait qu’à l’occasion de la transposition, le législateur national use du modèle d’aménagement déjà connue en matière de discrimination ou de harcèlement : le salarié devrait simplement établir des faits laissant présumer l’existence d’une direction et d’un contrôle, l’employeur supportant en retour la charge de la preuve d’établir l’existence d’une indépendance véritable. Ainsi, la présomption produirait les effets attendus de la directive en matière de « mise en œuvre effective » du respect de la présomption légale (art. 6 de la directive).
Le législateur national ne devrait-il pas également revoir sa copie concernant la présomption d’indépendance ? Il y a sans doute deux niveaux de réponse à cette question. Sur un plan technique, la présomption d’indépendance et la présomption de salariat issue de la directive ne jouent pas sur le même plan. Alors que la présomption d’indépendance est immédiatement performative, puisqu’elle est liée à une inscription administrative, la présomption de salariat ne jouera qu’en cas de saisine du juge. Suivant les termes même de la directive, il s’agit d’une facilitation procédurale, donc liée à une action en justice. On peut donc aisément imaginer que les deux présomptions s’articulent, l’une jouant immédiatement, l’autre uniquement sur saisine du juge. Le champ même de la présomption de salariat est d’ailleurs moins large que celui de la présomption d’indépendance. Suivant les termes de la directives, la présomption de salariat n’aura vocation à jouer que dans les procédures administratives et judiciaires, à l’exclusion des « questions fiscales, pénales ou de sécurité sociale ». Si bien que la présomption ne jouera pas dans les domaines les plus sensibles du point de vue du modèle d’affaires des plateformes (qui repose, au premier chef, sur des techniques d’évitement des charges fiscales et sociales).
Reste que, sur le plan des principes, le sort de la présomption d’indépendance pourrait être discuté au regard des objectifs de la directive. L’article 4 précise en effet que les États membres « disposent de procédures appropriées et effectives pour vérifier le statut professionnel correct » des travailleurs des plateformes, tandis que l’article 5 souligne qu’ils « établissent une présomption réfragable effective d’une relation de travail qui constitue une facilitation procédurale en faveur des personnes exécutant un travail via une plateforme ». A ce titre, la France pourrait se voir reprocher, en cas de maintien de la présomption d’indépendance incluant les travailleurs de plateformes, de ne pas respecter les ambitions du texte et de ne pas préserver son effet utile. L’une des solutions pourrait être de maintenir la présomption d’indépendance, à l’exclusion des travailleurs de plateforme. Les juges nationaux pourraient eux-mêmes être tentés d’écarter le mécanisme de la présomption d’indépendance sur le fondement de l’effet utile de la directive. Un dernier acteur pourrait également jouer un rôle dans la mise à l’écart de la présomption d’indépendance : l’inspection du travail. La directive prévoit en effet, au titre des mesures d’accompagnement (art. 6), que les États membres « prévoient des contrôles et des inspections effectifs menés par les autorités nationales compétentes, conformément au droit national ou à la pratique nationale, et en particulier, le cas échéant, des contrôles et des inspections visant des plateformes de travail numériques spécifiques lorsque l’existence d’une relation de travail entre une telle plateforme et une personne exécutant un travail via une plateforme a été vérifiée par une autorité nationale compétente ». Reste à savoir si l’inspection pourra (« le cas échéant ») ou devra déclencher « des contrôles et des inspections visant des plateformes de travail numériques spécifiques lorsque l’existence d’une relation de travail entre une telle plateforme et une personne exécutant un travail via une plateforme a été vérifiée ». La discussion sur les termes de la transposition de la directive promet, à ce titre, d’être déterminante.