Par Edmond Schlumberger, Professeur à l’Université Panthéon-Sorbonne

Quelles sont les entreprises concernées par ce devoir de vigilance ?

C’est en particulier sur ce point que l’évolution – le recul diront certaines mauvaises langues – a été la plus sensible. De fait, la proposition de directive envisageait à l’origine de distinguer selon la sensibilité du secteur économique en cause pour affiner son champ d’application, avec des seuils de salariés et de chiffre d’affaires annuel au niveau mondial qui auraient été respectivement de 250 et de 500 pour les premiers nommés, et de 40 et 150 millions d’euros pour la seconde variable. Le texte final rompt avec cette logique en unifiant les seuils et en les rehaussant substantiellement : seules seront en définitive concernées les entreprises dépassant les seuils de 1 000 salariés en moyenne et de 450 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel au niveau mondial, que ce soit en tant qu’entité autonome ou dans le cadre d’un groupe. Mécaniquement, le nombre d’entités assujetties au devoir de vigilance à l’échelle européenne s’en trouvera réduit des deux tiers par rapport aux prévisions initiales, passant approximativement de 16 000 à 5 500 entreprises concernées. Il n’en demeure pas moins que ces seuils sont bien plus bas que ceux aujourd’hui prévus par la loi française déjà existante, aussi innovante fût-elle en ce domaine (la France étant toujours, avec l’Allemagne, le seul Etat membre à être doté d’un tel dispositif légal), dès lors que celle-ci ne vise que les entreprises françaises comptant dans ses rangs au moins 5 000 salariés. Ajoutons que la directive inclut au surplus d’autres entreprises dans son périmètre, en particulier celles qui, bien qu’émanant d’Etats tiers à l’UE, réaliseraient un chiffre d’affaires au moins équivalent à celui précédemment visé pour les entreprises européennes. On perçoit ainsi la confirmation d’un mouvement naissant d’application extraterritoriale du droit de l’UE, destiné à éviter que les acteurs européens n’aient à faire face à des coûts sensiblement supérieurs à ceux de leurs concurrents en conséquence des obligations nouvelles posées par le texte.

En quoi consiste exactement le « devoir de vigilance » assigné à ces entreprises ?

Si l’on compare à nouveau la directive à l’actuelle loi française, l’approche européenne se révèle sensiblement différente, du moins quant au degré de précision de la norme fixée. De prime abord, en effet, la logique poursuivie est tout à fait semblable : sous l’empire de la directive comme sous celle de la loi française, les entreprises précédemment mentionnées seront tenues de prévoir un plan de vigilance, bien que ces derniers termes ne soient pas expressément repris par la directive. Autrement dit, il s’agit pour elles d’identifier, prévenir et limiter les risques que font peser sur l’environnement et les droits de l’homme leurs chaînes d’activités, ce qui couvre non seulement celles de leurs filiales mais encore celles de leurs partenaires commerciaux situés en amont ou en aval de ladite chaîne, indépendamment de leur localisation géographique précise. Toutefois, la directive se distingue de la loi française en détaillant de manière beaucoup plus notable les contours de ce plan. A titre d’exemple, elle liste précisément les conventions internationales au regard desquelles doivent être appréciés les risques d’atteinte à l’environnement et aux droits de l’homme, là où le texte français vise de manière générale « les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement », sans qu’un décret ne soit jamais venu préciser en quoi consistaient de telles « atteintes graves ». Il ressort de la directive une plus grande sécurité juridique pour les entreprises, sans que celles-ci ne voient pour autant la charge de leurs obligations véritablement amoindrie. Pour s’en tenir à une illustration particulièrement emblématique, s’agissant du réchauffement climatique, la directive impose clairement aux entreprises d’adopter et de mettre en œuvre un plan de transition pour l’atténuation du changement climatique qui vise à garantir la compatibilité de leur modèle économique avec les objectifs de l’accord de Paris, ce que la loi française n’exigeait pas aussi nettement et précisément à ce jour.

La directive prévoit-elle des sanctions en cas de non-respect de leurs obligations par les entreprises ? 

Il s’agit là d’un point crucial, et à nouveau, les progrès sont notables par rapport au dispositif actuellement dessiné par le droit français, dont on perçoit déjà les limites. De fait, celui-ci s’organise dans un cadre exclusivement judiciaire : le tribunal judiciaire de Paris est seul compétent pour, d’une part, prononcer des mesures d’injonction à l’égard des sociétés contrevenantes, le cas échéant sous astreinte, et d’autre part, les condamner à des dommages-intérêts pour réparer les préjudices causés par les manquements à leur devoir de vigilance en application du droit commun de la responsabilité civile. Or, les premières actions contentieuses menées se sont pour l’heure heurtées à de nombreux obstacles procéduraux qui témoignent des limites de la loi française. A cet égard, l’intérêt principal de la directive est d’ajouter au mécanisme de responsabilité civile la désignation d’une autorité administrative de contrôle au sein de chaque Etat membre, qui sera chargée du bon suivi des plans de vigilance et pourra elle-même sanctionner leurs insuffisances par divers procédés. Sur ce dernier point, l’autorité pourra en particulier infliger des sanctions pécuniaires pouvant aller jusqu’à 5 % du chiffre d’affaires mondial de l’entreprise contrevenante.