Par Charles-Edouard Bucher, Professeur agrégé de droit privé et Directeur de l’Institut de recherche en droit privé à Nantes Université.

Quel était le contexte de l’affaire ? 

Du 24 au 27 juin 1942, se tient à Nice une vente aux enchères publiques de quatre cent quarante-cinq œuvres ayant appartenu à Armand Dorville, avocat parisien et grand collectionneur, décédé un an plus tôt. Cette vente a été décidée et organisée par l’exécuteur testamentaire que le de cujus avait désigné dans son testament. Le Commissariat général aux questions juives, informé tardivement de la judéité du défunt et de la vente, nomme, par arrêté du 24 juin, un administrateur provisoire aux biens meubles. Sa nomination est notifiée à l’exécuteur testamentaire le 25 juin avec effet rétroactif au 24. A l’issue de la vente, le produit de celle-ci est remis à l’administrateur provisoire. Il est finalement restitué aux légataires après la Libération lesquels ont ensuite donné quitus à l’exécuteur testamentaire.

Arguant du caractère spoliateur de la vente, les ayants droit des légataires ont cherché soixante-dix-sept ans après les faits à en obtenir la nullité sur le fondement de l’ordonnance du 21 avril 1945. Ce texte, « repère essentiel de notre ordre juridique » selon la formule employée par le Premier Président Christophe Soulard lors d’un colloque organisé le 4 décembre dernier à la Cour de cassation, constitue un dispositif juridique destiné à traiter des spoliations commises pendant l’Occupation. Son article 1er permet de faire constater la nullité de droit d’un acte de disposition accompli en conséquence de mesures exorbitantes du droit commun en l’absence de consentement du propriétaire dépossédé, même s’il y a apporté son concours matériel. Ils n’ont pas obtenu gain de cause devant la Cour d’appel de Paris. Leur pourvoi conduisait la Cour de cassation à répondre à la question suivante : une vente de tableaux aux enchères publiques, au cours de laquelle était intervenu un administrateur provisoire, pouvait-elle être qualifiée d’acte de disposition accompli en conséquence d’une mesure exorbitante du droit ?

Quelle solution la Cour de cassation a-t-elle retenue ? 

Dans son arrêt du 26 novembre 2025, la Cour de cassation fait évoluer sa jurisprudence en décidant qu’un acte de disposition au cours duquel a été nommé un administrateur provisoire est « accompli en conséquence d’une mesure exorbitante de droit commun, sauf s’il est établi, au vu des éléments de fait et de preuve soumis, que la nomination de l’administrateur provisoire est demeurée sans aucun effet jusqu’à l’exécution complète de l’acte ».

Cette évolution de jurisprudence a été opérée à la lumière des Principes non contraignants de la Conférence de Washington de 1998 ainsi que des recommandations postérieures, et notamment « les best practices » de 2024 dont l’arrêt reproduit le Principe C. Si généralement le droit souple permet de combler les vides laissés par le droit dur, au cas présent, il permet à la Cour de cassation, à la manière de la Cour européenne des droits de l’homme, de faire évoluer l’interprétation jurisprudentielle du droit dur, en l’occurrence, celui issu de l’ordonnance de 1945.

La Cour de cassation pose désormais une présomption : la nomination d’un administrateur provisoire fait présumer que l’acte de disposition a été accompli en conséquence de cette mesure exorbitante de droit commun. Un peu comme la fraude dont on dit qu’elle corrompt tout, la nomination d’un administrateur provisoire, au cours d’un acte de disposition, corrompt tout. Car comme l’énonce l’arrêt, emportant dessaisissement de leur propriétaire ou de ses ayants droit, elle « affecte les conditions de réalisation de cet acte et (…) retire [aux héritiers], toute faculté d’y renoncer et ne permet plus de considérer qu’il y a été consenti, même si ceux-ci ont été à son initiative et y ont apporté un concours matériel ».

Jusqu’à présent, depuis des jurisprudences de la fin des années 1940 reprises dans l’arrêt, les juges devaient examiner, dans chaque cas, si la mesure exorbitante avait eu une incidence sur l’acte de disposition en tenant compte de divers facteurs (initiative de l’acte, détermination de ses conditions…). Désormais, une présomption est posée ce qui facilitera la tâche de requérants qui pouvaient éprouver des difficultés à établir directement l’existence du lien de causalité entre la mesure exorbitante et l’acte de disposition. Le passage du temps rend en effet délicate la réunion d’éléments de preuve de faits survenus il y a plus de quatre-vingts ans.

Mais fallait-il opérer une telle évolution de jurisprudence dont on soulignera qu’elle n’a, comme le précise l’arrêt, qu’une portée limitée aux situations dans lesquelles l’acte de disposition a été accompli à l’initiative du propriétaire dépossédé en présence de l’administrateur provisoire ?

Il est vrai que la désignation d’un administrateur provisoire n’est pas une mesure anodine. Elle est intimement liée à l’aryanisation des biens juifs voulue et mise en place par le gouvernement de Vichy. Mais la jurisprudence antérieure était, selon nous, pertinente. La sanction prévue à l’article 1er de l’ordonnance de 1945, la nullité, est une sanction qui frappe un acte qui ne remplit pas les conditions requises pour sa validité. Raison pour laquelle, l’attention devait être portée sur le consentement à l’acte de disposition ce qui est somme toute logique car en droit des contrats, l’ancien article 1108 du Code civil faisait figurer « le consentement de la partie qui s’oblige » parmi les quatre conditions essentielles pour la validité d’une convention. Les juges écartaient donc la nullité d’actes de disposition voulus et mis en œuvre par les propriétaires des biens malgré la nomination d’un administrateur provisoire au cours de ceux-ci. Enfin, la nouvelle jurisprudence suscite des difficultés inédites. La présomption posée par la Cour de cassation est une présomption simple qui peut donc être combattue par la preuve contraire. Dans un procès, le risque de la preuve sera ainsi supporté par le défendeur lequel, de surcroit, devra rapporter la preuve d’un fait négatif, à savoir que la nomination de l’administrateur provisoire est demeurée sans aucun effet jusqu’à l’exécution complète de l’acte. D’ailleurs, pourquoi avoir précisé « jusqu’à l’exécution complète de l’acte » ? On comprend, à la lecture des faits de l’espèce que c’est pour permettre de sanctionner l’intervention de l’administrateur provisoire qui a appréhendé le produit de la vente. Mais cette considération est, selon nous, hors de propos. En effet, lorsqu’il s’agit de se pencher sur la validité d’une vente, il ne convient pas de tenir compte de ses effets, dont relève indiscutablement la problématique de la perception de son produit.

Pour quelles conséquences ?

L’arrêt de la Cour de cassation casse et annule l’arrêt d’appel « en ce qu’il rejette la demande en nullité de la vente du 24 au 27 juin 1942 et en restitution des neuf œuvres litigieuses ».

La cour d’appel de renvoi aura donc à tirer les conséquences de l’arrêt soit en se « rebellant » soit en s’y conformant. Dans le premier cas, l’affaire pourrait être réexaminée par la Cour de cassation réunie, cette fois, en Assemblée plénière. Dans le second cas, le sort des neuf œuvres encore dans les collections publiques qui étaient revendiquées semble scellé. Les défendeurs, en l’occurrence les personnes publiques dans les collections desquelles elles figurent, pourront néanmoins tenter de démontrer l’absence d’effet de la nomination de l’administrateur provisoire pour renverser la présomption posée. S’ils n’y parviennent pas, la nullité fera que les œuvres seront censées ne jamais être entrées dans les collections publiques si bien qu’elles ne bénéficieront pas de la protection assurée par le principe d’inaliénabilité du domaine public.  Leurs restitutions pourront alors être opérées.

Nous ferons deux dernières observations.

La première est que l’avocate générale a pu énoncer que « le litige de l’espèce porte exclusivement sur les neuf autres œuvres encore répertoriées dans les collections publiques françaises, acquises par des musées après la vente aux enchères de juin 1942 dans le cadre de reventes successives ». Sera-t-il possible, pour la cour d’appel de renvoi, de dissocier leur sort de celui des autres œuvres vendues ? A cet égard on relèvera que l’arrêt de la cour d’appel est cassé en « ce qu’il rejette la demande en nullité de la vente du 24 au 27 juin 1942 », c’est-à-dire des quatre cent quarante-cinq œuvres. Certaines ont d’ores et déjà été récupérées par les demandeurs mais ce n’est pas le cas de toutes.

La seconde observation concerne les restitutions qui devront être opérées à la suite de l’anéantissement de la vente, restitutions qui s’avèrent d’autant plus nécessaires que les héritiers ont touché les sommes correspondantes au produit de la vente après-guerre. Quelle délicate question. Le Doyen Carbonnier parlait à leur propos de « contrats synallagmatiques renversés ». La réforme du droit commun des contrats réalisées par l’ordonnance du 10 février 2016 a toutefois montré que leur mise en œuvre soulevait de très nombreuses difficultés ce qui a justifié qu’on leur consacre désormais un chapitre entier du Code civil. Comment appréhender les dégradations que la chose a pu subir ? Comment tenir compte de plus-values et de la cote actuelle d’œuvres d’art ? Comment devront s’opérer des restitutions dans le cadre de chaines de contrats de vente ? Quelle place accorder à la bonne foi ou à la mauvaise foi des acquéreurs et même des sous-acquéreurs ?… Or, sur de nombreuses questions, l’ordonnance reste muette. Sur d’autres, moins nombreuses, mais plus délicates, l’ordonnance apporte des réponses dont l’application à des sous-acquéreurs de bonne foi n’est pas simple comme l’illustre l’affaire dite de la Cueillette des pois qui a donné lieu à un arrêt de la Première chambre civile de la Cour de cassation en date du 1er juillet 2020. Il ne faut pas s’en étonner. L’ordonnance du 21 avril 1945 n’a pas été faite pour durer. Les demandes en restitution devaient être formées dans des délais resserrés, et d’autant plus resserrés que les effets des actions étaient conséquents. Selon son article 21, « la demande en nullité ou en annulation ne sera plus recevable après le 31 décembre 1951 ». Mais les demandeurs pouvaient être relevés de leur forclusion en établissant qu’ils s’étaient trouvés dans l’impossibilité matérielle d’agir dans le délai prévu. L’ordonnance, dont on célèbre les quatre-vingt ans, portait ainsi en germe sa pérennité.