Par Christophe Bigot, Avocat au barreau de Paris
De la série « Tapie » au film « Bernadette », du Procès Goldman à la vie de la navigatrice Florence Arthaud, les sorties de biopics de succèdent. Relèvent-ils de la seule liberté de création ?

« Biopic » : l’anglicisme constitué de la contraction de l’expression « biographical picture » s’est imposé au fil des ans, pour l’essentiel dans le secteur du cinéma, en lieu et place du mot « biographie » utilisé depuis des siècles pour décrire les œuvres retraçant la vie d’une personne réelle, par opposition à celle d’un personnage de fiction. Toutefois, la frontière du réel et de la fiction est ici loin d’être étanche et le site professionnel Casting.fr définit ainsi le biopic comme « un genre cinématographique qui raconte la vie sous forme romancée d’une personne célèbre ayant réellement existé », il ajoute que cela peut aussi constituer une « fiction racontant la vie d’un personne réel ». Dans les deux cas, on peut donc mélanger à l’envi le réel et la fiction. Rien qui ne soit par principe interdit, mais une zone grise dans laquelle la liberté de création doit être mise en balance avec la protection des personnes aussi bien contre des révélations relevant d’une volonté d’informer, que contre des dénaturations de leur personnalité résultant d’une démarche fictionnelle. C’est ici toute l’originalité du sujet qui tient souvent à l’absence de clarté de ce qu’on appelle le « pacte fictionnel » passé avec le public. Au-delà de cette zone équivoque, une typologie s’impose sur le terrain juridique.

Biopics sur des personnes décédées

La première grande catégorie concerne les biopics consacrés au personnes décédées. Pour celles-ci, la liberté de création est quasi absolue, s’agissant au moins du personnage central. Les protections contre les atteintes aux droits de la personnalité (vie privée et droit à l’image) et contre les diffamations et injures s’éteignent au décès de la personne, sous réserve de quelques exceptions très marginales. Et comme l’inexactitude d’un fait ne génère aucune responsabilité civile, même s’ils ont le corps encore un peu chaud, les défunts peuvent être l’objet de quasiment toutes les approximations, dénaturations et profanations, au nom de la liberté de créer. On pourra s’en émouvoir au plan moral, mais c’est ainsi sur le terrain du droit.

Il reste qu’il est bien difficile de produire une biographie non autorisée sans évoquer l’entourage, toute personne ayant évolué dans un environnement social, et si les proches sont vivants, ils pourront tenter de faire valoir leurs droits propres à la vie privée, à l’image ou à l’honneur par exemple. Mais s’agissant de personnages secondaires, présents tout au plus dans quelques scènes, la balance des intérêts n’est pas en leur faveur. C’est ce qui est arrivé à la veuve de Pierre Goldman lorsqu’elle s’est mise en tête d’agir en référé contre le film de Cédric Khan « Le procès Goldman » sorti sur les écrans le 27 septembre, pour des scènes la montrant présente au procès alors qu’elle était absente. Le juge des référés l’a logiquement déboutée au nom du principe de proportionnalité, considérant que n’était pas caractérisé le « préjudice d’une particulière gravité qui seul peut justifier de porter une limite à la liberté de création artistique, ce alors que la séquence litigieuse est brève, son personnage est accessoire, le propos étant centré sur Pierre Goldman «. On peut imaginer qu’il en aurait été de même si la famille de Bernard Tapie s’était lancée dans une procédure contre la série éponyme ; et que la succession de Florence Arthaud se heurtera à la même difficulté si elle décidait d’agir en référé contre le biopic annoncé pour la fin du mois d’octobre.

Le cas des personnes vivantes

Toute autre est la situation des biopics consacrés aux personnes vivantes, catégorie loin d’être la plus importante. Dans ce cas en effet, celui ou celle qui est de son vivant l’objet d’une forme d’appropriation d’ordre artistique dispose de tous les outils juridiques connus pour se lancer dans des procédures : atteinte à la vie privée et au droit à l’image, action en diffamation, chaque fois qu’il peut y avoir une ambiguïté entre le réel et la fiction laissant penser au spectateur que les faits peuvent ne pas être romancés. Le flou du pacte fictionnel se résout en effet en faveur de la personne et non du créateur, et si ambiguïté il y a, des actions judiciaires peuvent être engagées. Le principe est ici que la création audiovisuelle ou littéraire « peut certes s’inspirer de faits réels et mettre en scène des personnages vivants mais qu’elle ne saurait, sans l’accord de ceux-ci empiéter sur le terrain de leur vie privée, dès lors que l’œuvre ainsi réalisée ne présente pas clairement les éléments ressortant de celles-ci comme totalement fictifs ». La Cour de cassation a ainsi posé en 2006 le principe suivant : « Une œuvre de fiction, appuyée en l’occurrence sur des faits réels, si elle utilise des éléments de l’existence d’autrui, ne peut leur en adjoindre d’autres qui, fussent-ils imaginaires, portent atteinte au respect dû à la vie privée. ». Dit autrement, pour le tribunal de Paris, l’atteinte est caractérisée lorsque le récit participe de la divulgation de faits même imaginaires « que le lecteur peut tenir pour vrais ».

Mais, au-delà de la sphère stricte de la vie privée, ou de la protection de la réputation dans les conditions restrictives de l’action en diffamation, il n’existe aucun moyen pour simplement faire prévaloir la vérité d’une existence. Ce rapport très distendu du droit à la vérité peut interroger. L’erreur ou l’inexactitude concernant le comportement d’une personne ne sont des sources autonomes d’aucune responsabilité en l’état actuel de notre droit, la Cour de cassation ayant considéré, dans un arrêt fondamental du 10 avril 2013, que : « La liberté d’expression est un droit dont l’exercice ne revêt un caractère abusif que dans les cas spécialement déterminés par la loi, et que les propos reproduits, fussent-ils mensongers, n’entrent dans aucun de ces cas. » Ceux qui sont l’objet d’un biopic ne peuvent pas plus exercer un droit de rectification ou de réponse, qui n’est prévu par aucun texte dans le domaine cinématographique et ne s’applique qu’à la presse périodique.

Une liberté d’expression variable

Outre ces difficultés liées à l’existence même de droits subjectifs susceptibles d’être invoqués en justice, les biopics sont aussi protégés par une balance des intérêts qui penche le plus souvent en leur faveur.  La liberté d’expression se prête en effet à des protections de degrés divers, et dans ce cadre, la liberté dite de « création » se situe dans la zone de protection la plus élevée. La jurisprudence l’a précisé à plusieurs reprises et ce principe est sous-jacent dans l’ordonnance de référé précitée du 22 septembre rejetant les demandes de la veuve de Pierre Goldman. La Cour d’appel de Paris admet à ce sujet que « le principe de création littéraire ne permet pas de considérer que la seule constatation de l’atteinte à la vie privée ouvre droit à réparation, celui qui se prévaut d’une telle atteinte doit, de surcroît, établir que celle-ci et le préjudice qui en est résulté présentent un caractère de particulière gravité ».

C’est aussi en raison de la place occupée par la liberté de création que le contrôle préventif est exclu et serait disproportionné. Le principe est acquis de longue date. Le juge des référés a ainsi réaffirmé à l’occasion de la procédure engagée par la fille de Florence Arthaud à l’encontre du producteur du Biopic en préparation consacré à la navigatrice, que ne pouvaient se concevoir que des mesures proportionnées, rejetant donc la remise d’un scénario sur le fondement de l’article 145 CPC.

Liberté de création artistique

Chacun appréciera ce tableau. Pour les uns, la reconnaissance de la place éminente de la liberté de création artistique dans l’échelle des libertés est salutaire et pleinement conforme au principe de proportionnalité qui résulte de l’application de l’article 10 Conv. EDH. Pour les autres, cet état des lieux paraîtra excessivement bienveillant envers des productions à gros budget qui se drapent trop facilement des atours de la liberté de création artistique, ce qui doit conduire à mettre le doigt sur une problématique souvent sous-jacente qui avance le plus souvent masquée dans les procès, mais qui est bien réelle. Car ces litiges ont un « non dit ». A l’heure où certains revendiquent un droit à l’« autodétermination informationnelle », où la moindre « data » personnelle est surprotégée, et objet de tous les commerces, les biopics constituent une forme d’appropriation purement gratuite de l’existence d’autrui par l’industrie cinématographique, qui est à contre-cycle. Les enjeux de contenus sont ainsi souvent les cache-sexes de revendications qui tiennent à une forme de patrimonialité, notamment de la part d’ayant-droits qui réclament un partage de la valeur. Le juge doit-il céder à cette dérive mercantile de la notion de personnalité ? Il y résiste fermement pour l’instant, plaçant les enjeux sur le terrain des liberté fondamentales, mais à n’en pas douter, la pression sera croissante à l’avenir.