Les libertés et les mesures prises pour lutter contre la propagation du Covid-19 : sanctuariser le noyau dur des libertés
Par Patrick Wachsmann, Professeur émérite à l’Université de Strasbourg, IRCM.
Par Patrick Wachsmann, Professeur émérite à l’Université de Strasbourg, IRCM
Les ressources de la logique juridique
Remettre effectivement l’individu et les libertés au premier plan de l’action des pouvoirs publics, comme l’exige l’ordre juridique français, implique que les partis qui ont été pris et qui seront pris dans le cadre de la lutte contre le covid-19 puissent résister aux tests que l’État de droit libéral et démocratique impose aux mesures restrictives des libertés. Le principe de proportionnalité doit être appliqué dans toutes ses dimensions et le noyau dur des libertés doit être sanctuarisé.
Prendre au sérieux le principe de proportionnalité
Il ne suffit pas d’invoquer la proportionnalité en des formules creuses et vite expédiées, comme aime à le faire le Conseil constitutionnel : il convient d’effectuer les vérifications qu’il implique en ses trois éléments d’adéquation, de proportionnalité stricto sensu et de nécessité, étant rappelé que la mesure critiquée doit subir avec succès l’examen sur ces trois aspects successivement.
Qu’en est-il présentement ? Le confinement, c’est-à-dire la suppression quasi intégrale de la liberté d’aller et venir, avec les répercussions qui s’ensuivent sur un grand nombre d’autres libertés, a certes pour effet d’entraver fortement la propagation du virus et, partant, de diminuer la pression exercée sur le système de soins étant donné la lourdeur des traitements requis par la détresse respiratoire qui frappe un grand nombre de malades et la réduction constante des moyens humains et matériels accordés aux hôpitaux depuis des lustres.
La proportionnalité de cette solution soulève cependant de graves objections, compte tenu de l’ampleur de ses répercussions négatives – ampleur dont on n’a certes pas fini de prendre la mesure. Surtout, la singularité des réactions des autorités au covid-19 par rapport à des pandémies antérieures (grippe espagnole, grippes de 1957-1958 et 1968), sans même parler d’autres fléaux de santé publique entraînant une mortalité encore supérieure (dommages liés à la pollution atmosphérique) doit être remarquée. Alors que des résistances importantes se sont manifestées lorsque le Premier ministre a imposé une réduction de la vitesse autorisée sur les routes nationales de 90 à 80 km/h, en dépit du nombre de vies sauvées, le confinement a été accepté sans grande discussion par l’ensemble de la population. Est-ce le caractère spectaculaire des circonstances du décès des patients gravement atteints qui explique cette différence ? Nos sociétés acceptent-elles la mort à la condition qu’elle ne survienne pas trop massivement, qu’elle ne se voie pas en somme, ou pas trop ? Il faut ajouter que les mesures prises ont privé les malades, en particulier ceux plongés dans le coma, ainsi que les mourants, de la présence de leurs proches et ces derniers de la possibilité d’observer les rites de séparation d’avec les morts. Le droit à la vie, dont la protection est mise en avant, ne doit pas non plus faire oublier la nécessaire préservation de la qualité de la vie et du respect dû à la personne humaine (cas, en particulier, des personnes âgées isolées de leur famille).
La durée du confinement, alors surtout que les moyens logistiques permettant de le lever tardaient à être mobilisés, pose également problème – rappelons que la proportionnalité doit pouvoir être vérifiée tout au long du maintien en vigueur des mesures restrictives, ainsi que la Cour européenne des droits de l’homme le rappelle régulièrement et pas seulement sur le terrain de la privation de liberté avant jugement. Le fait de privilégier la répression pénale pour faire respecter le caractère restrictif des mesures dérogatoires admises constitue également un facteur à prendre en compte.
Préserver en toute hypothèse l’essence des libertés
En envisageant les textes restreignant l’exercice d’une liberté, il convient de se souvenir que la peur est toujours mauvaise conseillère. En 1893 et 1894 des lois destinées à combattre les menées anarchistes furent votées dans la précipitation (la distribution des textes à l’ensemble des parlementaires ne fut même pas assurée !), après qu’une bombe avait été lancée dans l’enceinte du Palais-Bourbon. Elles limitaient des libertés, en particulier celle de la presse. L’auteur signant « Un juriste », dans sa contribution à une brochure de La Revue blanche intitulée « Les lois scélérates » – c’est ainsi que l’on continue de désigner ces textes -, posait une question qui devrait, plus que jamais, nous interpeller : peut-on protéger efficacement une liberté du seul fait que l’on soumet les atteintes qu’on y autorise à des conditions minutieusement ajustées ? Autrement dit, la multiplication des précisions dans le texte législatif n’est-elle pas un moyen commode de se donner bonne conscience, en se dédouanant en quelque sorte des nouvelles atteintes introduites ? Ceci d’autant plus que l’évolution des libertés publiques regorge d’exemples de modifications érodant, au fur et à mesure, les dispositifs protecteurs d’abord posés.
Il existe, au niveau du contrôle juridictionnel, une théorie élaborée à partir de la règle énoncée à l’article 19 alinéa 2 de la Loi fondamentale pour la République fédérale d’Allemagne : « Il ne doit en aucun cas être porté atteinte à la substance d’un droit fondamental », celle de la Wesensgehaltsgarantie (littéralement : garantie du contenu essentiel). Celle-ci impose d’abord de garantir en toute occurrence un contenu minimal de la liberté (Theorie vom absoluten Wesensgehalt), dont la détermination varie selon le droit en cause et son poids dans le système global des droits fondamentaux, mais qui ne saurait en aucun cas autoriser qu’il soit porté atteinte à la dignité de la personne humaine.
Cette théorie peut être considérée comme inhérente à toute proclamation de droits fondamentaux, ce qui explique la démarche qu’a suivie le Conseil constitutionnel dans sa décision du 16 janvier 1982, loi de nationalisation : il a vérifié que l’ampleur des nationalisations opérées n’était pas telle qu’elle revenait à priver le droit de propriété de toute véritable signification – quant à elle, la décision du 11 mai 2020 omet de procéder à un tel contrôle. Il conviendrait pourtant de le faire systématiquement, afin de s’assurer que les atteintes portées aux libertés en laissent bien la substance intacte – et de ne pas se contenter de relever que la restriction instituée est limitée dans le temps ou assujettie à des conditions précises, comme l’exige le principe de proportionnalité. La question des techniques permettant de connaître l’ensemble des personnes ayant été en contact avec les malades met en cause cette question du noyau dur : quelque rassurantes que puissent être les précautions introduites, la mise en place de dispositifs retraçant l’ensemble des contacts d’une personne nous fait basculer dans une logique qu’il faudrait refuser dans son principe même, afin de rendre impossible l’avènement du cauchemar imaginé par Orwell dans 1984.
Le pire n’est pas sûr. Un sursaut est possible. Il est même permis d’espérer que certains acquis de la crise pourront être retournés en faveur des libertés – ainsi de la baisse du nombre des détenus, décrétée irréalisable il y a peu… Mais il y a urgence sur le terrain des libertés !
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