Par Priscilla Jensel-Monge, Maître de conférences, Aix-Marseille Université

Sur quel fondement juridique la responsabilité du gouvernement Lecornu a-t-elle été engagée ?

L’épisode constitutionnel Lecornu illustre avec force la place centrale qu’a retrouvée la responsabilité politique dans le fonctionnement institutionnel de la Ve République. Nommé à la tête du Gouvernement à la suite du renversement du gouvernement Bayrou le 8 septembre 2025, Sébastien Lecornu a présenté la démission collective de son gouvernement quelques heures seulement après sa nomination, faute de compromis minimal et de majorité de soutien à l’Assemblée nationale. Ce gouvernement éphémère, resté en place à peine quatorze heures, constitue un record historique et n’est pas sans rappeler l’instabilité ministérielle des régimes antérieurs.

Le Premier ministre Sébastien Lecornu, renommé quelques jours plus tard par le président de la République pour tenter de surmonter la crise politique, a choisi d’intervenir immédiatement devant les deux assemblées. Il a prononcé une déclaration suivie d’un débat le mardi 14 octobre à l’Assemblée nationale et le mercredi 15 octobre au Sénat. Juridiquement, il ne s’agissait pas d’une déclaration engageant la responsabilité du Gouvernement sur le fondement de l’article 49 alinéa 1 de la Constitution — mécanisme qui avait conduit à la chute du gouvernement Bayrou — mais d’une déclaration effectuée sur le fondement de l’article 50-1, qui permet d’ouvrir un débat parlementaire après une déclaration du Gouvernement. Ce débat peut se clore par un vote qui n’engage pas la responsabilité même si le choix a été fait de ne pas solliciter de vote.

Fait inédit sous la Ve République, deux motions de censure spontanées, fondées sur l’article 49 alinéa 2, ont été déposées dès la nomination du Gouvernement, avant même sa déclaration devant le Parlement. Ces motions de censures préventives, dirigées non contre une politique conduite mais contre la légitimité politique de l’exécutif, s’écartent de l’esprit originel de la motion de censure, conçue comme un instrument de contrôle de l’action gouvernementale.

Comment la motion de censure redéfinit-elle les rapports entre Gouvernement et Parlement sous la XVIIe législature ?

La motion de censure est au fondement de la responsabilité gouvernementale devant l’Assemblée nationale. Elle peut être spontanée/offensive, sur le fondement de l’article 49 alinéa 2, ou provoquée/défensive, à la suite de l’engagement de responsabilité du Gouvernement sur un texte en vertu de l’article 49 alinéa 3. La distinction est essentielle : la première est à l’initiative exclusive des parlementaires, la seconde dépend d’un choix du Gouvernement. C’est d’ailleurs cette dernière, qui a un caractère plus brutal, qui a conduit à la chute du gouvernement Barnier en décembre 2024.

La motion de censure spontanée, déposée sur le fondement de l’article 49 alinéa 2, a été activée à plusieurs reprises depuis la dissolution, dernièrement contre le gouvernement Lecornu II, sans que la majorité absolue requise contre le Gouvernement ne soit atteinte. Dans l’histoire de la Ve République, un seul gouvernement a effectivement été renversé sur ce fondement : celui de Georges Pompidou en octobre 1962 dans un contexte institutionnel particulier.

La procédure elle-même est encadrée de manière stricte. Une motion doit être signée par au moins un dixième des députés. Le vote intervient quarante-huit heures après son dépôt. Il s’agit d’un délai destiné à éviter les votes ab irato, sous l’effet de l’émotion et de la colère, et à permettre aux parlementaires de prendre la mesure de leur responsabilité. C’est aussi un délai destiné à offrir au Gouvernement le temps de négocier, d’ajuster sa position ou de mobiliser des soutiens. Elle ne peut être adoptée qu’à la majorité absolue des membres composant l’Assemblée nationale et seuls les députés favorables à la censure prennent part au vote. Les abstentions bénéficient donc au Gouvernement.

Dans le cas des motions de censure déposées contre le Gouvernement Lecornu II, le délai a permis au Premier ministre de prendre des engagements devant la représentation nationale, notamment celui de renoncer à recourir à l’article 49 alinéa 3, toujours considéré comme une arme brutale à l’encontre du Parlement. L’engagement de ne pas utiliser cette disposition a donc permis au Gouvernement Lecornu II de ne pas être censuré sur le fondement de l’article 49 alinéa 2. Cette stratégie témoigne de l’importance de l’arme parlementaire que constitue aujourd’hui la motion de censure. Dans un paysage politique fragmenté, elle a acquis une portée inédite, au point de pouvoir identifier des véritables « motions de dissolution », dans la mesure où leur adoption aurait probablement conduit à un nouveau recours au peuple.

Pourquoi la motion de censure est-elle redevenue un instrument redoutable sous la Ve République ?

Le régime de 1958 a été conçu pour limiter les renversements de gouvernement en encadrant strictement la motion de censure. Trois garde-fous devaient la rendre exceptionnelle : un nombre minimal de signataires, un délai de quarante-huit heures entre le dépôt et le vote et la majorité absolue requise pour son adoption.  Or, cette architecture institutionnelle ne suffit plus à garantir la stabilité. L’effondrement des partis de gouvernement traditionnels, la fragmentation de la représentation nationale et le dépassement des clivages partisans jadis infranchissables ont profondément transformé la pratique parlementaire. La XVIIᵉ législature voit désormais émerger des coalitions conjoncturelles unies, non par un programme commun, mais par le rejet de l’exécutif. Le renversement du gouvernement Barnier en décembre 2024 a marqué un tournant dans cette évolution. Si le gouvernement Lecornu II n’a pas été censuré, les résultats des deux motions déposées — 271 voix pour celle de LFI et 144 voix pour celle du RN — témoignent cependant de la capacité de l’Assemblée nationale à fragiliser politiquement le Gouvernement. La motion de censure est redevenue une arme parlementaire redoutable, capable de placer l’exécutif sous une pression constante.

Loin de révéler une crise constitutionnelle — les institutions continuant à fonctionner à droit constant —, cette montée en puissance de la censure met en lumière une crise politique, marquée par l’absence de majorité stable et la difficulté à construire des alliances durables. Elle témoigne d’un retour en force du Parlement, capable de renverser ou de faire plier l’exécutif, et redéfinit en profondeur les rapports entre le Gouvernement et l’Assemblée nationale. C’est bien sur ce terrain politique que se joue aujourd’hui la stabilité gouvernementale.