Violences sexuelles : la CEDH condamne de nouveau la France
Le 4 septembre 2025, la Cour européenne des droits de l’homme a une nouvelle fois désavoué la France en matière de viol en considérant qu’elle a manqué tant à ses obligations substantielles relatives au cadre juridique de l’infraction de viol, qu’à ses obligations processuelles. Décryptage.
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Par Audrey Darsonville, Professeur de droit pénal à l’Université Paris Nanterre, CDPC
Pourquoi la France a-t-elle été condamnée pour les « lacunes » de son cadre juridique ?
Dans l’arrêt du 4 septembre 2025 (E.A. et Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail c. France), la Cour européenne des droits de l’homme reproche à la France la violation des articles 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) et 8 (droit au respect de la vie privée) de la Convention européenne.
La requérante, née en 1983, préparatrice en pharmacie, avait rejoint le service dirigé par le Dr. K. B., né en 1967, dans le cadre d’un contrat temporaire. Le 12 juin 2013, E.A. (la requérante) fut placée en arrêt de travail, puis elle fut hospitalisée en service de psychiatrie. E.A. révéla à sa responsable qu’elle avait une relation intime avec K.B. et que celui-ci la harcelait. A la suite d’un signalement au parquet en juillet 2013, la requérante déposa plainte en septembre 2013. Les faits furent qualifiés de violences volontaires aggravées et de harcèlement sexuel, la demande de requalification des faits en viol étant intervenue trop tardivement au regard de l’article 469 du code de procédure pénale. Condamné en première instance, le prévenu interjeta appel et la Cour d’appel de Nancy, en mai 2021, prononça une relaxe pour l’ensemble des chefs de la prévention. La Cour de cassation, dans un arrêt du 16 février 2022, déclara le pourvoi de la requérante non admis, car les moyens soulevés tendaient à remettre en cause l’appréciation souveraine des juges du fond.
La Cour énonce que « les obligations positives qui pèsent sur les États en vertu des articles 3 et 8 de la Convention comportent l’obligation d’adopter des dispositions pénales incriminant et réprimant de manière effective tout acte sexuel non consenti » (§132). Elle fonde ces obligations sur sa jurisprudence constante depuis l’arrêt M.C. c/ Bulgarie du 4 décembre 2003, mais aussi, sur la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, la Convention d’Istanbul, entrée en vigueur à l’égard de la France le 1er novembre 2014. La Cour rappelle également que le Groupe d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (GREVIO) a publié son premier rapport d’évaluation de référence sur la France le 19 novembre 2019 (GREVIO/Inf(2019)16). Ce rapport souligne que la loi française « met l’accent sur les éléments probatoires permettant de constater l’absence de consentement au détriment de la centralité de l’absence du consentement. En s’alignant sur les préconisations de la convention, une définition des violences sexuelles axée sur l’absence d’un consentement libre permettrait, de l’avis du GREVIO, de pallier les insuffisances qui émergent de la situation actuelle : d’un côté, une forte insécurité juridique générée par les interprétations fluctuantes des éléments constitutifs que sont la violence, la contrainte, la menace et la surprise ; d’un autre côté, l’incapacité desdits éléments probatoires à englober la situation de toutes les victimes non consentantes, notamment lorsque celles-ci sont en état de sidération ». La Cour européenne conclue donc que, si les États jouissent d’une marge d’appréciation dans le choix des moyens propres à garantir la protection des victimes de viol, « celle-ci n’est toutefois pas sans limites. Une dissuasion effective contre un acte aussi grave que le viol, qui met en jeu des valeurs fondamentales et des aspects essentiels de la vie privée, appelle des dispositions pénales efficaces ». La Cour considère que « tout acte sexuel non consenti doit être incriminé et réprimé de façon effective, y compris lorsque la victime n’a pas opposé de résistance physique » (§134). Or, pour la juridiction européenne, le cadre légal français ne répond pas à ces obligations positives.
Quelles sont les insuffisances quant à l’appréciation du consentement ?
En vertu de l’article 222-22 du code pénal, « constitue une agression sexuelle toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou sur surprise ». Le consentement n’est donc pas visé dans la loi pénale, alors qu’il est au cœur des débats judiciaires. En raison de cette définition du viol, la preuve du défaut de consentement de la victime doit être rapportée par la démonstration de l’exercice d’un acte de violence, contrainte, menace ou surprise par la personne mise en cause, preuve qui peut s’avérer très complexe, notamment quand la victime est état de sidération. Les juridictions françaises avaient considéré que ces éléments n’étaient pas établis dans le cas d’espèce. Or, la Cour européenne constate que « dans leur appréciation du comportement et du consentement de la requérante, les juridictions de jugement ont omis de procéder à une évaluation contextuelle tenant compte de l’ensemble des circonstances environnantes précitées : elles n’ont pris en considération ni la situation de vulnérabilité professionnelle d’E.A., ni le comportement de contrôle coercitif auquel elle était exposée dans l’intimité, ni la dégradation progressive et majeure de sa santé mentale » (§168). Dès lors, l’approche française décorrélée de toute appréhension des circonstances environnantes dans lesquelles les faits de nature sexuelle avaient été réalisés ne permettaient pas d’apprécier le défaut de consentement de la requérante.
La Cour rappelle que « le consentement doit traduire la libre volonté d’avoir une relation sexuelle déterminée, au moment où elle intervient et en tenant compte de ses circonstances. Dès lors, aucune forme d’engagement passé – y compris sous la forme d’un contrat écrit – n’est susceptible de caractériser un consentement actuel à une pratique sexuelle déterminée, le consentement étant par nature révocable » (§169). Une volonté libre, éclairée, spécifique et révocable, autant d’éléments de nature à éclairer la notion de consentement.
Quelle défaillance processuelle fonde la victimisation secondaire ?
La Cour retient enfin que la procédure pénale menée en France révèle des manquements à ses obligations positives lui imposant d’instaurer des dispositions réprimant les actes sexuels non consentis et de les appliquer de façon effective. A l’appui de cette affirmation, la Cour relève « l’exclusion des atteintes sexuelles dénoncées par E.A. du cadre de l’enquête, le caractère parcellaire des investigations, la durée excessive de la procédure » (§171). Ainsi, les autorités internes n’avaient pas satisfait à leur obligation d’enquêter de façon effective sur les faits dénoncés par la requérante. En outre, la juridiction européenne ajoute que les conditions dans lesquelles le consentement d’E.A. a été apprécié par les juridictions de jugement sont aussi critiquables. En effet, la Cour d’appel avait considéré que le contrat de relation sadomasochistes, conclu entre la requérante et le prévenu, fondait la relaxe. Or, pour la Cour européenne, ce contrat « constitue manifestement l’un des instruments du contrôle coercitif mis en œuvre par ce dernier. Dans ces conditions, la Cour considère que la circonstance que K.B. ait impliqué E.A. dans sa rédaction est inopérante. Il s’ensuit qu’en opposant à E.A. la signature de ce document, la cour d’appel de Nancy l’a exposée à une forme de victimisation secondaire, un tel raisonnement étant à la fois culpabilisant, stigmatisant et de nature à dissuader les victimes de violences sexuelles de faire valoir leurs droits devant les tribunaux » (§170). La Cour en conclut « que les autorités nationales ont manqué à leur obligation de protéger la dignité d’E.A » (§170). Pour la seconde fois en 2025, la Cour européenne sanctionne la France en raison de la victimisation secondaire subie par la plaignante confrontée à une procédure contraire à sa dignité.
La décision de la Cour européenne intervient alors que la France est en voie d’adopter une proposition de loi visant à intégrer la notion de consentement dans la définition du viol. Le Conseil d’État, dans un avis rendu le 6 mars 2025, propose de définir le consentement en précisant que celui-ci « doit être libre et éclairé, spécifique, préalable et révocable ». Le texte a été adopté en première lecture à l’Assemblée nationale le 1er avril 2025 et au Sénat le 18 juin 2025, la commission mixte parlementaire est désormais attendue. Il faut donc espérer que cette nouvelle condamnation par la Cour européenne soit de nature à faire aboutir cette réforme nécessaire, afin de mettre la France en conformité avec les exigences européennes.