Par Audrey Probst, avocate au barreau de Lyon, docteure en droit, autrice de la thèse Le droit du travail à l’épreuve du télétravail au domicile.

ACTE I – Le désamour : pourquoi le télétravail fait parfois des déçus ?

Avec la pandémie de la Covid-19, le télétravail, jusqu’alors cantonné à un rôle secondaire, est entré en scène, souvent à marche forcée, et souvent dans l’urgence. Les entreprises ont dû s’adapter, en improvisant le télétravail au domicile des salariés, avec, selon les entreprises, plus ou moins d’analyses et d’anticipation.

Les salariés en ont vu rapidement les avantages : du temps et de la fatigue épargnés par la réduction des transports, une meilleure conciliation de leur vie personnelle et professionnelle, une augmentation du pouvoir d’achat…. Les entreprises y ont également vu des avantages : réduction de la surface de bureaux, élargissement du vivier de talents, amélioration de la marque employeur tant sur la qualité de vie au travail que sur la réduction de l’emprunte carbone et plus globalement, sur l’image moderne de l’entreprise.

Mais les projecteurs braqués sur la pandémie se sont éteints, et mis en évidence les effets pervers d’un télétravail non maitrisé. Du coté des salariés, un isolement parfois pesant, une perte d’informations sur la vie de l’entreprise, une sédentarité accrue, et la difficulté de cloisonner la vie personnelle et vie professionnelle.

Mais c’est surtout du côté des entreprises que les choses évoluent. Les raisons pour limiter, voire supprimer le télétravail sont multiples : harmonisation des pratiques au niveau national ou international, volonté de renforcer la culture d’entreprise, lutter contre une baisse de la productivité et de l’innovation, enrayer les difficultés liées au management à distance, lutter contre l’isolement de collaborateurs et mieux détecter les salariés en souffrance. A ces raisons, ajoutons le risque accru de cyberattaques sur des outils peu, voire pas maitrisés par l’entreprise, la fuite de données sensibles, le risque d’atteinte à la confidentialité des échanges… Le miracle du télétravail vole en éclat.

ACTE II – La rupture : réduire, voire supprimer le télétravail

Côté cour.

La décision du Comité de direction tombe : il faut supprimer le télétravail ! Le DRH se demande alors immédiatement comment il va bien pouvoir s’y prendre…L’ampleur de sa tâche dépendra essentiellement de l’anticipation dont il a fait preuve lors de la mise en place du télétravail.

Ainsi, si la mise en place du télétravail a été pensée, dès l’origine, comme réversible sur le plan collectif comme sur le plan individuel, la chose sera relativement aisée. L’accord collectif ou la charte a, en effet, dû prévoir les conditions de retour à une exécution du contrat sans télétravail, conforment à l’article L 1222-9 du Code du travail.

Le DRH averti aura également pris soin d’insérer, dans le contrat de travail ou son avenant, une clause de « réversibilité », permettant un retour du salarié sur site, pour autant que la clause soit mise en œuvre de bonne foi (CA Versailles, 1er février 2024, no 21/03122).
Pour faire obstacle aux « nouveaux entrants », tout dépendra des conditions d’éligibilité posées dans l’accord collectif ou la charte. Et si le législateur impose de motiver le refus d’accès au télétravail à un salarié éligible (article L 1222-9 III du Code du travail), la motivation pourra, dans certains cas, résulter du choix de gestion de l’entreprise, qui appartient par définition au chef d’entreprise, en considération notamment des enjeux économiques et des risques de l’activité.
Et en cas de négociation collective compromise ou impossible, la dénonciation unilatérale de l’Accord collectif ou de la Charte restera une option, sous réserve de respecter les conditions légales applicables…et également du climat social. 

La tâche sera, en revanche, plus ardue si le retour en arrière a été mal, ou pas, anticipé.
Ainsi, si le télétravail au domicile a été accordé sans condition et sans contractualisation d’une clause de réversibilité, l’employeur devra alors obtenir l’accord écrit du salarié pour mettre fin au télétravail (Cass. soc., 12 décembre 2000, n° 98-44.580 ; Cass. soc., 13 février 2013, n° 11-22.360).
Et même en présence d’une clause de réversibilité, l’accord écrit du salarié sera nécessaire si par ailleurs, l’accord collectif ou la charte prévoit un retour sur site par accord des deux parties (CA Paris, 16 mai 2024, no 22/01947). Dans les cas critiques, et si la situation le permet, la solution d’une négociation d’un accord de performance collective, ou de propositions de modification du contrat de travail pour motif économique pourront être étudier, avec le risque de refus…

L’organisation du retour des salariés dans les locaux de l’employeur dépend ainsi de chaque organisation. Le costume ne peut qu’être taillé sur mesure.

ACTE III – La résistance : vers un droit opposable au télétravail ?

Côté jardin.

Les salariés n’entendent pas revenir sur l’équilibre, enfin trouvé, entre leur vie personnelle et professionnelle. Revenir travailler en permanence dans les locaux de l’employeur représente pour eux bien plus qu’un simple changement de bureau. Si cet équilibre est rompu, le désengagement peut être réel, et aller jusqu’à la démission. Le risque, pour les entreprises, est alors à la hauteur de la promesse qu’elles ont formulée sur leur marque employeur.

Pour ceux qui excluent l’hypothèse d’une démission, la résistance pourra s’organiser à plusieurs niveaux.

Au niveau collectif, les syndicats pourront refuser de négocier un nouvel accord d’entreprise, ou tenter d’infléchir la position patronale, le cas échéant en ayant recours à la grève. Si les dispositions de l’accord collectif ne sont pas respectées, notamment pour les catégories de personnel bénéficiant d’un accès spécifique au télétravail (travailleurs handicapés, femme enceinte, proche aidant), ils pourront également introduire une action judiciaire pour faire cesser ces atteintes et/ou obtenir réparation.

Au niveau individuel, les salariés pourraient commencer par vérifier les clauses de leur contrat de travail et les dispositions de l’accord collectif ou de la charte, afin d’apprécier la possibilité pour l’employeur de mettre un terme, ou de modifier unilatéralement l’organisation en télétravail. Si leur accord est indispensable pour mettre fin ou modifier le télétravail, ce sera le blocage… ou une belle indemnité.
Par ailleurs, si le télétravail répond à des exigences médicales, le rôle du médecin du travail s’avérera déterminant. En effet, la Cour de cassation estime que l’employeur ne peut se fonder sur le seul fait que le télétravail n’a pas été mis en place dans l’entreprise pour refuser d’appliquer l’avis du médecin du travail préconisant du télétravail (Cass. soc., 29 mars 2023, no 21-15.472). Pour s’y opposer, il devra démontrer qu’il ne lui est pas possible, concrètement, d’aménager, d’adapter ou de transformer le poste du salarié pour lui permettre d’exercer ses fonctions en télétravail (CA Douai, 29 mars 2024, no 21/00526), ce qui peut se révéler particulièrement difficile si les tâches du salarié concerné sont télétravaillables.

Selon le mode d’organisation mis en place, les salariés peuvent ainsi disposer d’arguments pour faire valoir un droit opposable au télétravail.

ACTE IV – Le dialogue : à la recherche des besoins sous-jacents

Le conflit atteint son point culminant. Pour sortir de l’impasse il faut se demander ce que révèle, au juste, les conflits autour du télétravail ? Car la promesse du télétravail pourrait bien comporter en elle-même les germes d’un différend plus profond.

En germe, un premier fantasme lié à la notion de temps : une confusion des lieux autorise une confusion des temps. Ce fantasme a été alimenté par le législateur lui-même. En effet, si l’employeur rémunère du temps de disponibilité (article L3121-1 du Code du travail), l’accord collectif ou la charte sur le télétravail doit préciser « les plages horaires durant lesquelles l’employeur peut habituellement contacter le salarié en télétravail » (article L 1222-9 du même Code), laissant ainsi penser que le télétravailleur n’aurait pas à rester joignable en permanence pendant ses horaires ou sa journée normale de travail…
Le trouble est encore plus grand lorsque le législateur demande à l’employeur de préciser les conditions d’accès au télétravail des proches aidants, comme si l’on pouvait être disponible pour un proche dans le besoin, et dans le même temps, disponible pour exécuter les ordres et directives de l’employeur…
Alors que les salariés attendent du télétravail plus de temps de vie personnelle, les employeurs n’entendent pas céder sur le temps de disponibilité qu’ils rémunèrent. Or les temps de disponibilité ne se superposent pas : soit l’on est disponible pour sa famille ou ses loisirs, soit l’on est disponible pour l’entreprise. Mélanger les temps est délétère tant pour le salarié (qui se dirige ainsi vers le burn-out), que pour l’employeur (qui n’a plus la capacité de diriger et contrôler l’exécution du travail).

En germe également, le second fantasme : travailler à distance ne change rien à l’exécution du contrat de travail. Là encore, le législateur n’est pas étranger à ce fantasme ayant posé le principe selon lequel le télétravailleur a les mêmes droits que le salarié qui exécute son travail dans les locaux de l’entreprise.
Pour autant, l’application du droit commun du travail aux situations de télétravail réserve bien des surprises. La jurisprudence se fait de plus en plus abondante concernant, par exemple, la preuve du respect des temps de repos du télétravail (Cass. soc., 14-12-2022, n° 21-18.139), la prise en charge des frais de transport en commun (Cass.soc., 12 novembre 2020, 19-14.818), les limites au déménagement du salarié en télétravail (CA Versailles 10 mars 2022, n°20/02208), les titres-restaurants (CE, 1°-4° ch. réunies, 7 juillet 2022, n° 457140) et désormais (l’importante) indemnité d’occupation du domicile (Cass.soc. 19 mars 2025, nº 22-17.315),
Le télétravail peut ainsi révéler quelques péripéties selon les pratiques. Et les entreprises n’aiment guère les péripéties, quelles lui soient in fine favorables ou non.

Plus globalement c’est ainsi le contrat, entendu au sens civiliste d’un accord sur la chose et sur le prix, qui est questionné.

Au-delà des difficultés managériales, révélées par la pratique du télétravail, les discussions mériteraient ainsi d’être élargies aux fondamentaux du contrat de travail, en interrogeant les raisons profondes du désaccord et les besoins sous-jacents : ce qu’attend fondamentalement l’employeur et ce qu’attendent aujourd’hui les salariés. La décision d’un recul ou non sur le télétravail dépendra alors des constats faits. 

EPILOGUE 

Questionner les raisons de la cristallisation des tensions autour du télétravail, c’est questionner plus globalement la relation de travail et l’économie générale du contrat. Cette question mérite d’être posée, à une époque où les mentalités et les attentes des jeunes travailleurs évoluent, et où l’entrée de l’intelligence artificielle dans les entreprises risquent de bouleverser le travail intellectuel.
Le débat sur le télétravail n’est peut-être que l’arbre qui cache la forêt…