Service public pénitentiaire : le Conseil d’Etat rappelle les limites des marges de manœuvre du Garde des Sceaux
Saisi d’un recours pour excès de pouvoir à l’encontre des dispositions d’une instruction relative à l’organisation des activités en détention, le Conseil d’Etat a suivi un raisonnement académique qui rappelle le cadre normatif s’appliquant en détention : « les activités de nature à porter atteinte au respect dû aux victimes peuvent être interdites, mais pas les activités ludiques ».
Par Eric Pechillon, Professeur de droit public, Université Bretagne Sud.
Comment comprendre l’annulation, par le Conseil, d’Etat, de l’instruction ministérielle sur l’organisation du service public pénitentiaire ?
Lorsqu’il est saisi d’un recours en excès de pouvoir, le juge administratif est chargé de contrôler si les arguments soulevés à l’appui de la requête lui permettent d’annuler la décision contestée. Il s’agit d’un recours objectif visant à contrôler la conformité des actes administratifs aux normes juridiques qui leur sont supérieures. Le juge administratif ne procède donc pas à un contrôle de l’opportunité politique, mais s’assure que l’autorité administrative (ici le ministre de la Justice) n’a pas commis d’illégalité.
Dans cette affaire, plusieurs associations considéraient que l’instruction du ministre était illégale car contraire aux dispositions du code pénitentiaire. Elles estimaient que les consignes adressées aux directeurs interrégionaux de l’administration pénitentiaire réduisaient le cadre fixé par le code pénitentiaire pour les activités pouvant être proposées aux personnes détenues, en particulier en ce que cette instruction « prévoit l’interdiction d’organiser toute activité « ludique ou provocante » ».
Le premier problème à régler pour le Conseil d’État était celui de la recevabilité de la requête, autrement dit de savoir si la légalité de cette instruction pouvait être contestée devant le juge administratif. L’usage d’« instructions » est, en effet, un moyen classique pour un ministre d’exercer son pouvoir hiérarchique, soit en interprétant dans un sens précis les textes s’imposant à l’administration, soit en adressant une ligne de conduite à ses services. Désireux de contrôler plus largement l’activité administrative, le juge administratif examine depuis quelques années ce qu’il est désormais coutume d’appeler le « droit souple ». Le 19 mai dernier, le Conseil d’État a estimé que « l’instruction contestée est susceptible d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation des personnels de l’administration pénitentiaire, des personnes détenues, des avocats et de tiers. Il s’ensuit qu’elle peut être déférée au juge de l’excès de pouvoir ». Autrement dit, il revient au juge d’en contrôler la légalité.
Une fois la recevabilité du recours admise, le Conseil d’État en vérifie le bien-fondé, c’est-à-dire le fond de l’affaire. Pour ce faire, il prend soin de replacer l’instruction du 19 février dans le cadre général du droit s’appliquant au sein du service public pénitentiaire tel qu’il est prévu par le législateur dans le code pénal (article L. 130-1) et le code pénitentiaire (article L. 411-1) et les précisions apportées par le pouvoir réglementaire (articles R. 411-1, R. 411-8 et R. 414-7 du code pénitentiaire). Ce cadre normatif général s’impose au ministre de la Justice qui ne peut y déroger.
Par une lecture minutieuse des termes de l’instruction, le juge administratif opère une distinction entre les activités à « caractère ludique » et celles « à caractère provoquant ». En ce qui concerne les premières, le Conseil d’État précise que le ministre, en sa qualité de chef de service, dispose d’un pouvoir discrétionnaire (autrement dit, d’une certaine marge d’appréciation) pour fixer les limites et le cadre de ces activités en détention, mais qu’il ne pouvait légalement interdire aux personnes détenues de participer « à des jeux » sous le contrôle du personnel pénitentiaire. La seule interdiction possible est celle inscrite à l’article R. 411-8 du code pénitentiaire, à savoir des jeux prévoyant l’attribution d’un « gain ». Le terme de « gain » est employé pour interdire les jeux d’argent mais également toute gratification ou avantage octroyé à l’issue du jeu. Le Conseil d’État fait donc droit à la requête des associations sur ce point en annulant chaque mention du terme « ludique » dans le texte de l’instruction.
En revanche, en ce qui concerne les « activités à caractère provoquant », le Conseil d’État ne censure pas l’instruction ministérielle. Il se borne à expliciter l’intention du garde des Sceaux en précisant que celui-ci entend interdire les « activités qui sont, en raison de leur objet, du choix des participants ou de leurs modalités pratiques, de nature à porter atteinte au respect dû aux victimes ». Le juge administratif estime qu’il ne s’agit que d’un rappel à la lettre du code adressé aux directeurs des établissements pénitentiaires. Le propos ne réduit en rien leur marge de manœuvre sur le terrain et leur permet toujours de prendre des décisions adaptées à la population accueillie. Il ne va pas non plus à l’encontre des stipulations des articles 3 (interdiction des traitements inhumains ou dégradants) et 8 (droit au respect de la vie privée) de la Convention européenne des droits de l’homme.
Quels enseignements plus généraux peut-on tirer de cette affaire ?
Il est possible de tirer deux séries d’enseignements de l’arrêt rendu par le Conseil d’État.
D’abord sur l’évolution du droit en prison. Depuis la fin du XXe siècle, on assiste à une mutation profonde de la place du droit en prison comme dans l’ensemble des lieux privatifs de liberté. Sous la pression conjointe de la jurisprudence de la Cour européenne des droit de l’homme et du Conseil constitutionnel, le juge administratif étend progressivement son contrôle de l’activité administrative et impose la rigueur du droit administratif général aux décisions prises quotidiennement à l’égard des personnes détenues. Ces institutions sont passées d’une zone de sous-droit (qui échappait au contrôle du juge administratif) à un espace de droit obligeant l’administration à tenir compte de l’ensemble des normes juridiques en vigueur dans notre société. La promulgation du code pénitentiaire en 2022 a certes eu le mérite de regrouper en un seul document l’essentiel des règles en vigueur en prison et donc de rendre le droit plus accessible, mais elle ne résout pas pour autant la question de son intelligibilité et de sa prévisibilité. L’arrêt du Conseil d’État de mai 2025 est l’occasion d’engager une réflexion commune sur les missions de l’administration pénitentiaire. Plus encore, il s’agit d’en tirer des enseignements utiles pour encourager le législateur à penser le droit de l’enfermement. Pour reprendre Stéphanie Renard, Maître de conférences en droit public, ce droit, qui relève « des impensés juridiques, […] unit l’ensemble des régimes privatifs de liberté autour de principes et de valeurs qui leur sont communs : la sûreté, indissociable de la liberté individuelle, et la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation ou d’asservissement. Au-delà de l’encadrement juridique des mesures privatives de liberté, il vise à régir les modalités de leur exécution et l’état d’enfermement qui en résulte […] dans l’idée que l’assujettissement des personnes ne doit pas aboutir à leur négation ». Cette réflexion est d’ailleurs déjà en cours dans la jurisprudence du Conseil d’État qui s’appuie régulièrement sur des principes directeurs résultant de l’émergence du droit constitutionnel de l’enfermement.
Les seconds enseignements de cet arrêt sont centrés sur les missions du service public pénitentiaire qui ne se limitent pas à la surveillance de la population pénale. La loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 a en effet consacré une obligation d’activité pour les personnes détenues condamnées (désormais codifiée à l’article L. 411-1 du code pénitentiaire). Cette obligation d’activité traduit la volonté de lutter contre l’oisiveté en détention et répond à l’alinéa 2 de l’article 1er du code pénitentiaire selon lequel le service public pénitentiaire « contribue à l’insertion ou à la réinsertion des personnes qui lui sont confiées et à la prévention de la commission de nouvelles infractions ». L’obligation d’activité s’inscrit dans le sens du parcours d’exécution de peine de la personne condamnée généralisé au sein de tous les établissements pénitentiaires (art. D. 211-32 du code pénitentiaire). En pratique, cette obligation n’impose pas à l’administration de prévoir un nombre suffisant d’activités en détention, mais doit être entendue comme une obligation de moyens à sa charge. Sur ce point, l’instruction du ministre a le mérite de relancer le débat sur l’occupation du temps en détention.
Quels sont les problématiques carcérales auxquelles doit faire face le garde des Sceaux ?
Le garde des Sceaux, ministre de la Justice, est en charge du pilotage au quotidien de 187 établissements pénitentiaires, de 104 services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP) et de 10 directions interrégionales. Il est donc tenu d’organiser le service public pénitentiaire afin de participer « à la préparation et à l’exécution des décisions judiciaires », mais également de contribuer « à l’insertion ou à la réinsertion des personnes qui lui sont confiées et à la prévention de la commission de nouvelles infractions » (article L. 1 du code pénitentiaire). La première difficulté à laquelle il doit faire face est celle de la surpopulation carcérale endémique. Rappelons qu’au 1er mai 2025, 83 681 personnes étaient incarcérées (soit une augmentation de 7,8 % en un an) pour 62 570 places opérationnelles. Faute d’un numerus clausus permettant de refuser l’incarcération de nouveaux arrivants, l’administration est tenue de recevoir l’ensemble de la population que lui adresse la justice pénale et parfois d’installer des matelas au sol (5 234 au premier mai 2025). Pour tenter de remédier à cette situation, le 13 avril dernier, Gérald Darmanin, dans la droite ligne du plan proposé par le Président de la République prévoyant l’ouverture de 15 000 places de prisons d’ici 2028, a annoncé envisager la construction dès 2026 de prisons modulaires afin d’accueillir les personnes détenues condamnées à de courtes peines ou en fin de peine, considérées comme les moins dangereuses.
Par ailleurs, et au regard de l’évolution du profil de la population carcérale, le ministère de la Justice a fait le choix, en s’inspirant du modèle italien, de créer des prisons de haute sécurité notamment destinées à accueillir les narcotrafiquants et des détenus radicalisés. Le service national du renseignement pénitentiaire estime leur nombre entre 600 et 700, sachant que la dangerosité sera évaluée à la fois selon des critères pénitentiaires, judiciaires et criminologiques. Les deux premiers établissements de ce type organisés autour de conditions de détention particulièrement strictes visant notamment à les priver de contacts avec l’extérieur seront situés à Vendin-le-Vieil (Pas-de-Calais) et Condé-sur-Sarthe (Orne). L’annonce faite fin mai par le ministre lors d’un déplacement en Guyane de la création d’un quartier de haute sécurité de 60 places au sein de la future prison de Saint-Laurent-du-Maroni montre que la spécialisation des structures d’accueil est lancée. Elle devra néanmoins respecter les principes fondamentaux du droit de l’enfermement dégagés par la Cour européenne des droits de l’homme.
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