Quels sont les pouvoirs d’une équipe gouvernementale composée de Sébastien Lecornu et de ministres sortants ?
Après la démission de Gabriel Attal, le 16 juillet 2024, la nomination de Michel Barnier, le 5 septembre 2024, a mis fin au plus long interrègne gouvernemental qu’a connu la France depuis 1945. Ne voulant pas renouveler les affres d’une telle transition, Emmanuel Macron a nommé Sébastien Lecornu dès le soir de la démission du gouvernement Bayrou, le 9 septembre 2025. Mais il ne l’a pas fait immédiatement suivre de la nomination d’un nouveau gouvernement. A l’heure où le présent propos est mis en ligne, nous ne sommes toujours pas sortis de la période « d’expédition des affaires courantes », alors qu’une polémique s’ouvre sur les pouvoirs d’un ministre de l’intérieur démissionnaire.
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Par Jean Pierre Camby, docteur en droit, HDR, et Jean Éric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel.
Qu’est-ce que l’expédition des affaires courantes ?
Contrairement à l’intérim de la Présidence de la République, prévu par son article 7, la Constitution ne précise pas les pouvoirs d’un gouvernement qui a présenté sa démission et n’organise pas la transition avec le suivant. Elle ne prévoit pas la gestion des « affaires courantes » et ne fixe pas la durée d’une telle période.
La notion d’« affaires courantes » est une création du juge administratif. Ainsi, dans une affaire d’Assemblée du contentieux du 4 avril 1952 (Syndicat régional des quotidiens d’Algérie, Lebon p. 210), le Conseil d’État juge qu’un « gouvernement démissionnaire, selon un principe traditionnel de droit public, […] ne peut que procéder à l’expédition des affaires courantes ». Un gouvernement démissionnaire ne peut donc exercer la plénitude de ses fonctions. Il doit en revanche assurer la continuité de l’ Etat et le fonctionnement ordinaire des administrations.
Les affaires courantes s’entendent, pour le Conseil d’Etat, des mesures inhérentes au fonctionnement ordinaire des administrations.
Il s’agit : de l’application du droit en vigueur à des questions ne présentant pas un caractère politique et ne soulevant pas de difficultés juridiques sérieuses ; des actes relevant du fonctionnement quotidien des services (nominations, paiement des dépenses engagées…), ce qui est le cas des tableaux d’avancement (4 mars 1955, dame André ) ou des suppressions de poste ( 19 novembre 1958 , syndicat du personnel du ministère des anciens combattants ) ; de la poursuite, sans discontinuité, d’une situation préexistant à la date de la démission du Gouvernement (CE, Section, 22 avril 1966, Fédération nationale des syndicats de police de France et d’outre-mer, n° 59340 ; avis n° 408876 rendu par le Conseil d’Etat le 29 juillet 2024 sur le projet de décret relatif à l’assurance chômage) ; des situations de compétence liée.
Un gouvernement démissionnaire est également compétent pour prendre les mesures justifiées par l’urgence, c’est-à-dire par la nécessité de sauvegarder la « continuité de la vie de la nation ». Le Conseil constitutionnel l’a affirmé en matière budgétaire dans sa décision n° 79- 111 du 30 décembre 1979 : « il appartient, de toute évidence, au Parlement et au Gouvernement, dans la sphère de leurs compétences respectives, de prendre toutes les mesures d’ordre financier nécessaires pour assurer la continuité de la vie nationale » .
Il faut également considérer, face aux polémiques suscitées par l’opposition du ministre de l’intérieur, sortant, à l’apposition du drapeau palestinien sur la façade de certaines mairies, que les missions régaliennes doivent continuer à être assumées par les ministres démissionnaires, particulièrement lorsqu’il s’agit d’appliquer le droit en vigueur, en l’espèce l’obligation de neutralité des collectivités territoriales.
On écarte en revanche des mesures qui traduisent des initiatives nouvelles ou la volonté de modifier le droit applicable. Sont ainsi exclues, de façon générale, les mesures sortant de l’ordinaire, sauf si elles sont dictées par un impératif constitutionnel (avis du Conseil d’Etat du 29 juillet 2024, préc.).
Les actes gouvernementaux pris au cours de l’été 2024 n’ont guère suscité de contentieux sur le terrain des affaires courantes. Une contestation est cependant survenue à propos du changement des vitraux de Notre-Dame (passé outre de la ministre de la Culture, inspiré semble-t-il par le Président de la République, à l’avis négatif de la Commission des monuments historiques).
Le Conseil constitutionnel n’a jamais eu à se prononcer sur les questions relatives aux affaires courantes. Il pourrait l’être en cas de recours contre une loi issue d’un projet déposé ou soutenu par un gouvernement démissionnaire… et prendre peut-être une position plus stricte que celle du Conseil d’État.
Le dépôt d’un projet de loi et la participation d’un ministre à sa discussion – ou, plus généralement, à la vie parlementaire – échappent à la notion d’affaires courantes, sauf au titre de la continuité de vie de la Nation. Un gouvernement démissionnaire ne peut ni engager sa responsabilité, ni faire l’objet d’une motion de censure : comment renverser un gouvernement déjà tombé ? Mais un Premier ministre de plein exercice pourrait-il, en l’absence des nouveaux ministres, faire l’objet à lui seul d’une motion de censure ?
La question n’est pas tranchée, ni celle du dépôt ou de l’inscription à l’ordre du jour de textes en navette. On peut cependant admettre que le gouvernement démissionnaire fasse adopter un texte répondant à une urgence constitutionnelle.
La reconnaissance d’un État étranger – qui n’est pas une compétence exclusive du Président puisqu’elle appelle des mesures gouvernementales de préparation et d’exécution – ne relève d’aucune des catégories auxquelles la jurisprudence rattache les affaires qu’un gouvernement démissionnaire est compétent pour « expédier ». La question s’était déjà posée en 2024 à propos de la reconnaissance de la marocanité du Sahara occidental. La reconnaissance par la France d’un État palestinien, soumise à l’Assemblée générale des Nations Unies le 22 septembre, serait étrangère à la notion d’« affaires courantes » ou urgentes si l’on considérait que, nonobstant la nomination d’un Premier ministre doté de la plénitude de sa compétence, le gouvernement n’est pas, quant à lui, de plein exercice faute de comprendre des ministres de plein exercice. En tout état de cause, elle est un acte de gouvernement insusceptible de recours.
Y’a-t-il une spécificité des textes budgétaires ?
Oui, et elle s’étend sans doute à la régulation budgétaire. On a vu en 2024 le gouvernement démissionnaire, s’appuyant sur l’article 45 de la LOLF, poursuivre le processus budgétaire. Un gouvernement démissionnaire pourrait ainsi déposer des textes financiers pour respecter les délais constitutionnels : au plus tard le premier mardi d’octobre (LOLF, art. 39 ; CSS, art. LO 111- 6), soit le 7 octobre en 2025. Ce calendrier doit également inclure la mise aux voix préalable du projet de loi relative aux résultats de la gestion et portant approbation des comptes de l’année 2024. Les ministres démissionnaires peuvent donc agir en matière budgétaire, leurs successeurs pouvant toujours infléchir ces actions lors des débats parlementaires, par amendement ou lettre rectificative).
Relève indiscutablement des affaires courantes le fait de faire voter, comme en 2024, une « loi spéciale » pour autoriser la continuation de la perception des impôts et le « minimum de crédits que le Gouvernement juge indispensable pour poursuivre l’exécution des services publics dans les conditions qui ont été approuvées l’année précédente », c’est-à-dire les « services votés ». Le Conseil d’État a considéré que le champ de cette loi spéciale pouvait s’étendre à l’autorisation, donnée à l’État et à la sécurité sociale, de recourir à l’emprunt jusqu’à l’adoption, respectivement, de la loi de finances pour 2025 et de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2025. Il a également estimé que le vote de la loi spéciale permettait la reconduction des prélèvements sur recettes au profit de l’Union européenne et des collectivités territoriales – reconduction rendue explicite par amendement à l’Assemblée nationale.
Quand cette période débute-t-elle et quand se termine-t-elle ?
La période d’expédition des affaires courantes s’ouvre dès l’adoption d’une motion de censure (CE, 19 octobre 1962, Brocas). Par analogie, doit logiquement produire le même effet le rejet – en vertu de l’article 49, premier alinéa, de la Constitution – d’une déclaration de politique générale, comme celui intervenu le 8 septembre dernier, ou du programme du gouvernement. En dehors de ces cas (par exemple pour une démission gouvernementale consécutive à des élections législatives défavorables à l’Exécutif), le Conseil d’État considère que le point de départ de la période d’expédition des affaires courantes est non la date de présentation au Président de la République de la démission du gouvernement par le Premier ministre, mais celle de la signature du décret présidentiel mettant fin aux fonctions du gouvernement sur présentation de sa démission par le Premier ministre (CE, 20 janvier 1988, Commune de Pomerol).
Le décalage temporel entre la remise de la démission du Premier ministre et la prise d’effet de cette démission (du fait de l’intervention du décret présidentiel mettant fin aux fonctions du gouvernement) est le plus souvent bref, comme il vient de l’être, mais il peut aussi être conséquent. En 1962, après le vote de la motion de censure, le général de Gaulle avait reçu la démission du Premier ministre, Georges Pompidou, le 5 octobre. Mais il lui avait demandé de continuer d’assurer ses fonctions (avant de dissoudre, le 9 octobre, l’Assemblée nationale). La démission fut différée, puisqu’elle ne fut acceptée que par décret du 28 novembre 1962. Entre-temps, une double campagne électorale se déroulait.
Dans ses conclusions sur l’arrêt Brocas, le commissaire du gouvernement Michel Bernard (RDP 1962 p.1181) tranche négativement la question de savoir si un décret de dissolution permet au gouvernement démissionnaire de retrouver la plénitude de ses attributions. Ce qui, selon lui, n’exclut pas que le Président de la République prenne un acte maintenant explicitement le gouvernement en fonction jusqu’aux élections provoquées par la dissolution.
Un Premier ministre nouvellement nommé peut-il juridiquement agir avec des ministres démissionnaires ?
L’article 22 de la Constitution exige le contreseing des ministres « chargés de l’exécution » d’un acte du Premier ministre. Les ministres (ou secrétaires d’Etat) chargés de l’exécution d’un décret du Premier ministre sont ceux qui prendront les mesures qu’appelle nécessairement l’application du décret (CE 21 janvier 1977 Peron Magnan), alors que les ministres « responsables » – visés à l’article 19 de la Constitution s’agissant du contreseing des actes du Président de la République – sont ceux appelés à titre principal à mettre en œuvre la décision présidentielle.
La compétence de ministres démissionnaires pour contresigner un décret du Premier ministre nouvellement nommé n’est pas évidente si ce décret excède par sa portée le domaine des affaires courantes ou urgentes. Les ministres démissionnaires ne peuvent a priori être considérés comme chargés de l’exécution des actes d’un nouveau Premier ministre jusqu’à la nomination de leur successeurs qui, eux, seront effectivement chargés de cette exécution du fait de leur appartenance au nouveau gouvernement. Or, la validité des actes réglementaires du Premier ministre est conditionnée par le contreseing (CE 19 décembre 1980 Eck).
On pourrait considérer que, tant que les ministres de plein exercice du gouvernement Lecornu ne sont pas nommés, l’équipe gouvernementale composée de M Lecornu et des ministres sortants doit être intégralement regardée comme un gouvernement démissionnaire. Mais ce serait faire peu de cas de l’entrée en fonction d’un Premier ministre de plein exercice.
Sans doute chaque ministre démissionnaire, dans le champ de ses compétences propres (arrêtés), ne peut-il agir au-delà des affaires courantes ou urgentes. Mais qu’en est-il des décrets ? On peut penser que ceux-ci peuvent aller au-delà des limites inhérentes à la notion d’affaires courantes, car le Premier ministre serait théoriquement compétent pour les prendre seul. Un Premier ministre, lors de sa nomination, n’incarne-t-il pas potentiellement tout le futur gouvernement ? Ne porte-t-il pas provisoirement sur sa tête la totalité des futures casquettes ministérielles ? Vu sous cet angle, le contreseing des ministres démissionnaires serait superfétatoire et n’entacherait pas la légalité du décret (par analogie, voir CE 27 avril 1962 n° 50003 Lebon p. 279 , Sicard : la circonstance qu’un décret « ait été néanmoins signé par le Chef d’Etat n’est pas de nature à l’entacher d’illégalité, dès lors que le Premier ministre, investi du pouvoir réglementaire par l’article 21 de la Constitution, y a lui-même apposé sa signature » V. Pierre Avril « Les décrets réglementaires du Président de la République non délibérés au Conseil des Ministres »., AJDA, 1976, pp. 116 et s. voir aussi CE 27 avril 1962 Syndicat national des élèves conseillers et conseillers au travail et à la législation sociale, note Jean Michel GALABERT et Michel GENTOT , AJDA, 1962, pp. 284 et s.). Quoique n’étant pas « chargés de l’exécution » du décret – comme le seraient leurs successeurs- , les ministres démissionnaires contresigneraient le décret pour des raisons de bonne administration.