Pour une clarification du cadre juridique des commissions parlementaires
Dans une note publiée par la Fondation pour l’Innovation Politique (Fondapol), Jean-Jacques Urvoas qui fut aussi président de la commission des lois de l’Assemblée (2012-2016) analyse la montée en puissance des commissions d’enquête parlementaires. Il pointe leurs fréquents débordements du cadre juridique pour en appeler, à travers douze propositions, à renforcer la protection des témoins tout en préservant la légitimité démocratique de l’outil.
Publié le | Modifié le
Par Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, professeur de droit public à l’Université de Brest.
Pourquoi avoir conduit une telle réflexion ?
Parce que ces derniers mois, les critiques se sont multipliées : les commissions d’enquête parlementaire auraient outrepassé leur mission de contrôle, virant à la dénonciation. « Les députés jouent les procureurs pour pouvoir exister » dénoncent les uns, ces instances se sont « transformées en tribunaux de l’Inquisition » voire des « mini-Vychinski numériques » protestent les autres, elles « dévoient leur fonction, compromettent ce qui pourrait être leur utilité, ruinent leur crédit en donnant naissance à une justice de politiques, on n’ose écrire, une justice politique » concluent les derniers. Même Yaël Braun-Pivet, la présidente de l’Assemblée nationale s’est autorisée sur France 3, le 18 mai dernier 2025 à déplorer publiquement que certaines de ces commissions étaient « instrumentalisées pour en faire des tribunes ».
L’unanimisme frappe, sa sévérité interpelle. Ces condamnations sont-elles justifiées ? Ce traditionnel outil parlementaire s’est-il déréglé ? Où sont les preuves ? Et si le diagnostic est avéré, quelles solutions ? Pour tenter de comprendre cette mise en accusation soudaine, j’ai voulu la replacer dans son décor institutionnel. Car ces critiques ne surgissent pas dans un vide politique. Elles s’inscrivent dans un moment de fragilité sans précédent de notre histoire.
Il y a un peu plus d’un an, une dissolution brutale et encore largement incomprise ouvrait la XVIIe législature de la Ve République. Le Président paraît embourbé, terriblement isolé et finalement dépourvu de toute capacité d’action réelle. Les gouvernements parlent sans agir et le Parlement s’enlise, divisé entre une Assemblée nationale incapable de faire émerger une majorité même relative et un Sénat figé dans son rôle de gardien. Sous ce rapport, le Palais Bourbon renvoie l’image d’un théâtre immature et bruyant où les pupitres martelés rythment non les débats, mais scandent l’obstruction systématique.
Dans ce climat d’atonie législative, le contrôle parlementaire a pris une ampleur inédite. Si entre 2017 et 2019, 196 rapports (issus de missions d’information, commissions permanentes ou d’enquêtes) furent publiés à l’Assemblée, entre 2022 et 2024, ce volume fut porté à 279. Et depuis 2024, pas moins de 69 rapports sont déjà disponibles. Un tel engouement est révélateur : les élus déplacent leur centre de gravité. Faute de pouvoir peser sur la loi, ils investissent la fonction de contrôle, trop longtemps négligée. C’est là que s’exprime désormais leur exigence : contraindre le gouvernement à mieux justifier ses choix, ses moyens, ses promesses.
En elle-même cette évolution de principe est heureuse. Elle indique que la fonction de contrôle peut s’épanouir – enfin – dans un contexte fondamentalement différent de sa conception traditionnelle en France. Elle ne se limite pas à une bataille incertaine entre législatif et exécutif, ni même entre opposition et majorité. Elle marque la capacité des pouvoirs publics à inventer collectivement une pratique politique propre à rapprocher l’action de l’État des attentes des administrés. Mais en parallèle, j’ai relevé dans le fonctionnement des commissions d’enquête bien des aspects discutables. En agissant comme si elles disposaient d’un pouvoir juridictionnel, il leur arrive d’empiéter sur les droits fondamentaux des personnes concernées. Autrement formulé : en se comportant comme des juges, les parlementaires piétinent les garanties et franchissent parfois un seuil inacceptable.
Quels aspects vous paraissent particulièrement préoccupants ?
Indubitablement la question du droit au silence. Les personnes convoquées devant une commission d’enquête parlementaire sont tenues de comparaître, de prêter serment et de répondre aux questions posées. Tout refus est pénalement sanctionné sur le fondement des articles 434-13 à 434-15 du code pénal. Cette logique de contrainte induit une coopération forcée avec l’enquête, fût-ce au détriment de l’intérêt personnel de l’auditionné. Un risque d’autant plus certain qu’il est régulier que les personnes concernées ne soient pas précisément averties de la nature exacte des faits sur lesquels elles devront s’expliquer. L’envoi d’un questionnaire préalable est certes courant mais il n’est en rien obligatoire. Dans de telles conditions, les témoins ne disposent donc d’aucune marge de manœuvre pour préciser tel ou tel point ou apporter des éléments d’information utiles aux travaux parlementaires.
Cette exigence de vérité souffre d’une absence de tempérament : la loi n’offre aucun droit explicite de se taire, y compris lorsque les réponses sollicitées pourraient exposer leur auteur à des poursuites disciplinaires ou pénales ultérieures. Il ne s’agit donc pas d’une simple incitation à la sincérité, mais d’une obligation de parler sous serment, sans égard pour la situation procédurale de l’intéressé. En sus, aucune distinction n’est opérée entre un témoin neutre et une personne susceptible d’être mise en cause, directement ou non, par ses déclarations.
Cette configuration crée un paradoxe saisissant : les commissions d’enquête mobilisent des outils proches de l’instruction judiciaire, sans offrir en retour les garanties que le droit reconnaît aux personnes suspectées dans ce cadre, au premier rang desquelles, le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination. En l’absence de droit formel au silence, la seule marge de manœuvre de la personne auditionnée réside alors dans un exercice d’autocensure anticipée, fondé sur sa propre capacité à évaluer les risques juridiques de ses propos, sans assistance juridique garantie, ni notification formelle des droits.
Il est donc impératif de repenser les garanties offertes aux personnes entendues pour assurer leur exercice dans un cadre loyal et robuste. Cela passe par la reconnaissance explicite d’un droit au silence, limité aux seules questions dont la réponse serait susceptible d’exposer l’intéressé à une sanction pénale ou disciplinaire. Cette consécration ne saurait cependant être interprétée comme une permission de dissimuler ou de tromper. Elle ne protège pas le mensonge, mais vise exclusivement à préserver l’auditionné d’une auto-incrimination, en particulier dans les cas où une procédure judiciaire est en cours. C’est un droit de réserve, non une échappatoire à la vérité. De plus, ce droit ne ferait pas obstacle à la manifestation de la vérité, mais créerait un espace de protection minimale permettant à la personne auditionnée de signaler, en toute transparence, qu’elle ne souhaite pas répondre à une question à raison de son caractère incriminant. Ce refus pourrait être consigné au procès-verbal sans qu’il soit possible d’en tirer, juridiquement ou politiquement, de conséquences péjoratives.
Vous plaidez aussi pour un ajustement constitutionnel afin de mettre fin à l’interdiction de principe frappant les commissions d’enquête lorsque des poursuites judiciaires sont en cours.
En vérité, ce frein est largement théorique. De nombreuses commissions se sont aventurées, avec plus ou moins de tact, sur des terrains judiciairement sensibles sans qu’un conflit majeur n’éclate. Pourquoi alors maintenir une fiction procédurale fondée sur une séparation artificiellement rigide ? Les expériences étrangères – Belgique, Italie, Espagne, Portugal, Autriche – montrent qu’une coexistence est non seulement possible, mais surtout constructive. Le juge cherche des responsabilités ; le Parlement, des dysfonctionnements. Vouloir à tout prix éviter l’interférence, c’est, paradoxalement, entraver la complémentarité. C’est priver le législateur de sa capacité à poser un diagnostic public sur une affaire qui bouleverse l’État, au moment même où la société attend de lui une réponse politique.
D’ailleurs, dans son arrêt Rywin c. Pologne du 18 février 2016, la Cour européenne des droits de l’homme, s’appuyant notamment sur les observations de la Commission de Venise, admet la possibilité d’un concours entre enquête parlementaire et procédure judiciaire, dès lors que les finalités poursuivies par chacune sont distinctes. La Cour souligne ainsi que la coexistence des deux démarches ne constitue pas en soi une atteinte au droit à un procès équitable, à condition que les garanties procédurales soient respectées et que l’indépendance du juge ne soit pas compromise.
De surcroit, cette perspective n’est pas vraiment nouvelle. Elle fut défendue dès 2008 par Guy Carcassonne puis reprise par le comité Balladur lors des travaux préparatoires à la révision constitutionnelle.»
La mise en œuvre de cette orientation supposerait en effet une révision constitutionnelle qui pourrait prendre la forme de la création d’un article 51-2 ainsi rédigé : « Pour l’exercice des missions de contrôle et d’évaluation définies au premier alinéa de l’article 24, des commissions d’enquête peuvent être créées au sein de chaque assemblée pour recueillir, dans des conditions prévues par la loi, des éléments d’information, y compris sur des faits faisant l’objet de poursuites judiciaires. » Cette rédaction consacrerait explicitement la possibilité d’enquêtes parlementaires parallèles, tout en renvoyant à la loi le soin d’en fixer les garde-fous.