L’absence de majorité parlementaire et l’instabilité gouvernementale ont-elles mis fin à l’inflation législative et réglementaire ?
Dans son discours de politique générale devant l’Assemblée le 15 octobre dernier, le Premier ministre a évoqué la réforme de l’État et la simplification du droit, non la lutte contre l’inflation législative et réglementaire. La production normative aurait-elle dépéri en raison de l’absence de majorité parlementaire et de l’instabilité gouvernementale à l’issue des élections de 2022 et 2024 ?
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Par Hervé Moysan, docteur en droit, directeur de la Rédaction législation de LexisNexis France et membre de l’Observatoire de légistique
Depuis plusieurs décennies, le phénomène de l’inflation normative est unanimement dénoncé. Le constat vaut-il toujours dans le cadre de la situation politique atypique que nous connaissons ?
La dénonciation de l’inflation normative semble être de tous temps. On peut ainsi citer Montaigne : « Car nous avons en France plus de lois que tout le reste du monde ensemble, et plus qu’il n’en faudrait à régler tous les mondes d’Épicure ».
Il reste que la critique s’est faite plus vive ces trois ou quatre dernières décennies. La doctrine l’a portée bien sûr, tel, parmi bien d’autres, Nicolas Molfessis, mais aussi les plus hautes instances politiques, administratives et juridictionnelles. Ainsi le président de la République dénonçait dans son discours au Congrès, le 3 juillet 2017, « cette maladie, nous la connaissons » en désignant l’ « inflation législative ». De même, le Conseil d’État a dû revenir trois fois sur la question dans ses études annuelles en 25 ans (1991, 2006 et 2016) tant le phénomène résistait à toutes les solutions mises en œuvre.
Si les différentes mesures de l’inflation normative prennent plusieurs formes et que chacune présente ses limites, soulignées par le Conseil d’État dans son étude de 2016, elles demeurent convergentes sur le constat de la très vive croissance de la norme depuis 30 ans. À ce titre, la Rédaction législation de LexisNexis a estimé que le nombre de modifications affectant le corpus des textes en vigueur a été multiplié par quatre à cinq entre le milieu des années 1990 et le milieu des années 2010. Elle dresse aussi le constat que cette croissance exponentielle n’est pas linéaire, ce nombre variant du simple au double selon les années. Ainsi certains gouvernements ont produit des normes massivement (en particulier les Gouvernements Raffarin, Villepin et Valls) tandis que d’autres se sont révélés – relativement – plus soucieux de freiner la production normative (en particulier, les Gouvernements Fillon, Ayrault et, pour partie, Philippe).
Si la crise sanitaire a conduit à une situation normative inédite, la période actuelle est marquée, en termes légistiques, par l’incertitude. En effet, la situation politique atypique issue des dernières élections de 2022 et 2024 n’a pas entraîné, comme il aurait été logique, à un effondrement de la production normative, mais seulement à une baisse relative en comparaison des années antérieures. Si cette production demeure donc conséquente, elle ne présente cependant pas d’orientation légistique et politique claire. Cette situation s’explique sans doute par le fait que la législation adoptée pour faire face à la crise sanitaire a pu masquer les tendances à l’œuvre sur le moyen et long terme et par le fait que le retour à la législation des temps ordinaires a été perturbé par l’absence de majorité parlementaire et l’instabilité gouvernementale.
En termes conjoncturels, on constate bien sûr que la production législative est essentiellement issue de propositions et non plus de projets de lois). Il semble aussi établi que le taux d’application des lois, spécialement de celles issues de propositions de loi, a fortement baissé depuis 2024 voire 2019 (ce qui, au demeurant, ne doit pas être entièrement perçu comme un mal).
Mais, étonnamment, on n’observe pas de corrélation entre les volumes des productions législative et réglementaire prises dans leur ensemble (du type moins de lois, moins de décrets ou moins de lois, plus de décrets). Sans doute peut-on seulement avancer, avec Christophe Éoche-Duval, que cette moindre inflation normative paraît davantage « subie plus que voulue ».
Quelles raisons expliquent la persistance de l’inflation normative dans le temps long ?
Des causes de nature conjoncturelle expliquent certainement une partie du caractère exponentiel de l’inflation normative lors de ces trente dernières années. C’est le cas de la volonté très affirmée de réforme de l’économie par les Gouvernements Raffarin ou Villepin.
De nombreuses raisons structurelles peuvent aussi être avancées. À ce titre, certains, tel Jean-Denis Combrexelle, mettent l’accent sur la responsabilité de l’ensemble de la société, administrations et juridictions comprises, arguant d’une « addiction à la norme » généralisée.
Partant du constat que l’organe crée la fonction, d’autres, comme Alain Lambert mettent l’accent sur la responsabilité de la bureaucratie ou, plus généralement, sur la multiplication des structures administratives, mécaniquement source de réglementations, tels le président de l’Association des maires de France ou Willem Konijnenbelt, qui incrimine également « le goût et la passion du détail » lors d’un colloque au Conseil d’État.
On pourra encore souligner les travers de la technique légistique en France, notamment les effets de sa complexité byzantine ou encore les conséquences de la politique de codification systématique du droit français menée depuis 1989, qui, en favorisant grandement la multiplication des textes modificatifs, a aggravé le mal qu’elle était censée guérir.
Quoi qu’il en soit, les conséquences sont connues. Nicolas Molfessis explique ainsi que « la France souffre d’un étouffement normatif qui sclérose l’activité humaine, provoque un sentiment d’angoisse face à la norme, réfrène les initiatives et les envies. Le droit, qui devrait libérer les énergies et façonner une société meilleure et plus sûre, devient souvent oppressant ». Un exemple concret de ces effets illustre parfaitement le propos : celui du régime des abribus, développé par Patrick Gérard, lors de la Journée d’étude « Normes débridées, élus empêchés », organisée le 1er février 2024 au Sénat.
Quelles solutions pourraient contribuer à limiter la surproduction normative ?
Ainsi que l’explique Christophe Éoche-Duval, « en pratique, soutenir que les méfaits admis de l’inflation normative auraient reçu un commencement de politique publique d’inversion est beaucoup moins certain ».
Pourtant, les responsables politiques affichent une ferme volonté de lutter contre l’excès de normes. Il n’y a pas de raison de douter de leur sincérité, peut-être de leur pleine maîtrise d’un sujet qui présente une forte dimension technique (V. les dossiers la Semaine juridique consacrés aux réponses des candidats aux élections présidentielle et européennes).
Les solutions techniques envisagées pour rationaliser la législation, comme la codification à droit constant, la législation déléguée, les programmes de simplification du droit ou encore le renforcement de l’évaluation législative n’ont pas produit les résultats escomptés.
Aussi certains, tel David Lisnard, pensent-ils que la solution ne peut venir que d’une transformation radicale de l’organisation administrative et normative, au profit des collectivités décentralisées et déconcentrées.
Plus nombreux sont ceux qui pensent que le changement devra venir d’une révolution culturelle. À ce titre, Jean-Denis Combrexelle propose de « former les responsables publics à la culture du résultat ». Avant lui, le Conseil d’État a prôné un « changement de culture normative ».
Pour que la lutte contre l’inflation normative et la simplification du droit trouve une traduction, sans doute faudra-t-il d’abord que la volonté politique aboutisse à la définition et à la mise en œuvre d’une « véritable politique publique de la qualité du droit » comme le recommande Pierre de Montalivet.
Pour apporter une modeste pierre à l’édifice, on recommandera – dans le prolongement de la proposition de l’étude de 2016 du Conseil d’État de créer un référentiel objectif pour mesurer la norme – de commencer par clarifier « le périmètre précis de la législation applicable », afin de déterminer sur quel champ normatif les préconisations évoquées plus haut sont concrètement susceptibles d’intervenir.