Par Walid Chaiehloudj, Professeur à l’Université de Perpignan, Vice-Président de l’Autorité de la concurrence de la Nouvelle-Calédonie (Nouméa) et Membre du Collège de l’Autorité de la concurrence

Pourquoi le jugement rendu par le tribunal de commerce de Paris le 21 décembre dernier dans l’affaire Uber vous paraît-il étonnant ?

Le jugement Uber est étonnant à double titre. D’abord, il y a lieu d’être surpris par le laconisme de la motivation. A l’heure où la motivation enrichie est installée par la Cour de cassation (Voy. récemment encore les propos du premier Président de la Cour de cassation : Ch. Soulard, « Considérations sur le sens de la motivation enrichie ou pourquoi la Cour de cassation doit poursuivre l’enrichissement de ses décisions » in Mélanges en l’honneur du professeur L. Cadiet, LexisNexis, 2023) et plébiscitée par certaines juridictions du fond telles que la cour d’appel de Paris, on ne peut qu’être surpris par le caractère lapidaire de cette dernière. Pour un contentieux de masse, qui implique plus de 2000 taxis et un préjudice potentiel estimé à 4 milliards d’euros, il eût été plus prudent d’être très vétilleux sur les motifs ayant conduit la juridiction à rejeter les demandes formulées par les parties. A titre d’exemple, le jugement énonce qu’ « en dépit des critiques retenues à l’encontre des sociétés Uber France et Uber BV, le rapport de la commission parlementaire n’est pas source de droit » (p. 170).

Ce rapport, faut-il le rappeler, est profondément accablant pour l’entreprise américaine. Il expose avec clarté et exhaustivité les méthodes utilisées par Uber pour enfreindre de nombreux textes d’ordre public tels que les lois sociales, fiscales et des transports. C’est surtout oublier, d’une part, que le tribunal de commerce lui-même s’appuie dès le paragraphe suivant sur les travaux de la Commission d’enquête pour affaiblir l’arrêt de principe de la Cour de cassation du 4 mars 2020 (Soc., 4 mars 2020, n°19-13.316, Uber). Or, si le rapport parlementaire n’est pas source de droit pour les taxis ou n’a pas vocation à être utilisé à titre de preuve, on ne voit pas pourquoi les auditions lors des travaux de la Commission d’enquête devraient bénéficier d’une autorité supérieure lorsqu’il s’agit de défendre la thèse de la plateforme américaine.

D’autre part, il semble qu’il n’y aurait rien eu de confondant à ce que la juridiction parisienne donne davantage d’explications sur la valeur juridique de ce rapport. On sait depuis la thèse du professeur Gerry-Vernières qu’un rapport parlementaire pourrait potentiellement être qualifié de « petites sources du droit » (S. Gerry-Vernières, Les « petites » sources du droit : à propos des sources étatiques non contraignantes, Préf. N. Molfessis, Economica, 2012, p. 25, n° 14 : « Si on les dit dépourvues de force contraignante, elles ont toutefois vocation à produire des effets juridiques. On les croit descriptives, alors qu’elles sont des outils de directions des conduites humaines. Sous tous ces aspects, elles participent de la fabrique du droit »). À cette aune, on eût aimé savoir si ce rapport ne produit pas des effets juridiques (i) ; s’il oriente ou influence le comportement des acteurs du marché du transport (les plateformes numériques concurrentes, les chauffeurs de VTC etc.) (ii) ; et s’il fallait en tirer des conséquences quant à la qualification d’actes de concurrence déloyale (iii). Le tribunal ne répond à aucune de ces questions pourtant essentielles et cardinales.

Ensuite, l’étonnement tient au fait que la juridiction parisienne se met totalement en marge de la jurisprudence dominante dans le contentieux Uber. Quelques semaines avant le prononcé de son jugement, la cour d’appel de Paris avait pourtant rendu un arrêt remarqué et d’une netteté absolue : en violant le code du transport, Uber a commis des actes de concurrence déloyale (CA Paris, pôle 5, ch. 4, 4 oct. 2023, n° 21/22383: note W. Chaiehloudj, D. 2023, p. 2036). Mutadis mutandis, le tribunal de commerce aurait dû tenir le même raisonnement et tirer les mêmes conséquences à la différence que la législation violée était celle du travail dans ce volet du contentieux. Or, par son jugement, la juridiction commerciale a piétiné les principes les plus fondamentaux et les plus assurés du droit de la concurrence déloyale !

En l’espèce, il était reproché à Uber d’avoir violé la législation sociale et, ce faisant, d’avoir commis des actes de concurrence déloyale à l’égard des chauffeurs de taxi. L’arrêt de principe du 4 mars 2020 – et d’autres (Voy. par ex. : Soc., 28 nov. 2018, n° 17-20.079, Take Eat Easy) – autorisait une telle conclusion. Alors que les chauffeurs de taxi ploient sous le poids de charges sociales importantes, lesquelles ont des incidences significatives sur leurs bénéfices, Uber s’est pour sa part émancipée de la législation sociale. Aussi, l’entreprise a-t-elle profité de l’éviction du droit du travail pour abaisser illégalement ses charges sociales et prendre un avantage décisif et significatif sur ses concurrents. Le point nodal réside, non seulement, dans le fait qu’elle n’a pas salarié les chauffeurs VTC, mais aussi, qu’elle les a contraints à travailler sous le statut d’indépendant. Si l’on reprend la terminologie du doyen Roubier, il s’agit d’un cas évident de concurrence illicite ou de concurrence illégale, à savoir une situation où une entreprise viole une disposition expressément prévue par la loi.

Pour quelle raison la motivation de cette décision est-elle si peu convaincante ?

La motivation du jugement est à la fois confuse et porteuse d’erreurs grossières. Croyant corriger les parties, le tribunal de commerce a confondu les prescriptions de l’article 5 du code de procédure civile et de l’article 5 du code civil. En effet, pour donner une portée dérisoire à l’arrêt du 4 mars 2020 de la Cour de cassation, la juridiction a répliqué que « selon l’article 5 du code de procédure civile (et non du code civil comme repris page 64 des dernières conclusions d’Uber), il est interdit au pouvoir judiciaire de procéder par arrêt de règlement, ce qui est réservé au pouvoir législatif » (p. 170). Il s’agit évidemment de l’article 5 du code civil.

Qui plus est, l’arrêt du 4 mars 2020 n’est pas un « arrêt de règlement », mais « un arrêt de principe ». Comme le relèvent des auteurs, « la prohibition des arrêts de règlement n’empêche pas le juge d’émettre des principes généraux de solution, dès lors qu’il y a un lien entre le principe exprimé et la solution du litige » (F. Terré et N. Molfessis, Introduction générale au droit, Dalloz, 2023, 15e éd., n° 384). Dans l’arrêt précité, la chambre sociale a frappé sa décision du sigle « P+B+R+I » et la décision fut accompagnée d’une notice explicative (Cour de cassation, Note explicative relative à l’arrêt n° 374 du 4 mars 2020 (pourvoi n°19-13.316) aux termes de laquelle on peut lire que, par cet arrêt, la Cour de cassation réitère la solution de son arrêt Take Eat Easy.

C’est dire, d’une part, que l’arrêt est imprégné par une solennité maximale, et d’autre part, qu’il ne s’agit pas d’un arrêt d’espèce, mais d’un arrêt de principe. D’ailleurs, il convient de se souvenir que la Cour de cassation assume pleinement son rôle normatif. Dans une étude annuelle sur ce thème n’a-t-elle pas affirmé entre autres que « le visa […], le chapeau, la diffusion de l’arrêt, que s’efforce de maîtriser la Cour de cassation en établissant une hiérarchie (de « D » à « P+B+R+I ») sont autant d’indices permettant d’évaluer l’intensité de la portée normative de l’arrêt » (Voy. Cour de cassation, Le rôle normatif de la Cour de cassation, Étude annuelle 2018, p. 23 (nous soulignons). A titre complémentaire, il faut relire le professeur Chevallier, qui reprenant les mots de Monsieur Cayla écrivait que « Le juge ‘’pouvant faire dire au texte rigoureusement tout ce qu’il veut’’ et la norme étant ‘’seulement ce que le juge dit qu’elle est’’, le juge apparaît ainsi comme le véritable producteur de la norme ». Voy. J. Chevallier, « L’interprétation des lois » in Le titre préliminaire du Code civil (dir. G. Fauré et G. Koubi), Economica, 2003, p. 125) ?

Quoi qu’il en soit, dans son arrêt du 4 mars 2020, la Cour vise « les travailleurs des plateformes », ce qui signifie que la solution doit s’appliquer à la totalité des chauffeurs Uber, l’expression ayant un caractère général. Reste à ces derniers l’obligation de saisir individuellement les juges du fond pour obtenir la requalification de contrat de travail. Au regard de la généralité de la solution, la charge probatoire n’est en pratique guère asphyxiante. Uber signe des contrats d’adhésion avec ses chauffeurs aux termes desquels ces derniers n’ont aucune marge de manœuvre pour négocier avec la plateforme numérique.

Toujours est-il que le contentieux porté devant la juridiction consulaire n’était pas un contentieux social, mais un contentieux commercial. Aussi, contrairement à ce qu’écrit le tribunal de commerce, il ne s’agissait pas d’obtenir des requalifications contractuelles au bénéfice des chauffeurs Uber, mais de sanctionner Uber pour des actes de concurrence déloyale à l’égard des taxis. Eu égard aux arrêts de la chambre sociale, et tout particulièrement à l’arrêt de principe du 4 mars 2020, le tribunal de commerce aurait dû retenir la violation de la législation sociale et en tirer la conséquence suivante : Uber a tiré profit de cette violation pour faire déloyalement concurrence aux taxis.

Qu’attendre de la suite du contentieux ?

Il y a des attentes qui concernent directement le contentieux et des attentes indirectes. S’agissant des attentes directes, il apparaît quasi certain que le jugement du tribunal de commerce sera au moins partiellement réformé par la cour d’appel de Paris (Pour s’en convaincre, on peut citer sa propre jurisprudence récente : CA Paris, pôle 5, ch. 5, 28 sept. 2023, n° 22/01726 : « Les agissements reprochés à la société X et établis sont de nature à lui conférer un avantage concurrentiel. En se comportant comme un employeur à l’égard des chauffeurs, tout en se présentant comme un intermédiaire, la société X a éludé le paiement d’impôts et de cotisations sociales et réduit le coût du travail »). On ne voit pas comment les juges d’appel pourraient apprécier autrement l’arrêt du 4 mars 2020 que comme un arrêt de principe. A cette aune, la violation de la législation du droit du travail devrait être acquise et l’acte de concurrence déloyale constitué. Les chauffeurs de taxi devront donc s’attarder sur la question de l’évaluation du préjudice lequel est présumé en matière de concurrence déloyale. Ici, l’arrêt Cristal de Paris (Com., 12 févr. 2020, 17-31.614) sera d’une grande utilité, puisqu’il a permis d’infléchir le principe de réparation intégrale. La Cour de cassation avait retenu une évaluation originale du préjudice subi par la victime en faisant de l’économie réalisée par l’auteur de la pratique illicite un chef de préjudice réparable. Autrement dit, les chauffeurs de taxi pourraient obtenir des dommages-intérêts dit « restitutoires », le non-respect de la législation sociale ayant permis à Uber de faire des économies et d’affecter le libre jeu de la concurrence sur le marché.

S’agissant des attentes indirectes, elles sont doubles. D’une part, il nous semble que cette affaire Uber pourrait sortir du lit du « petit droit de la concurrence » pour atteindre également le « grand droit de la concurrence ». En effet, l’Autorité de la concurrence pourrait s’auto-saisir ou être saisie par des entreprises sur le fondement de l’abus de position dominante. Dans cette affaire, on apprend notamment qu’Uber aurait confisqué des données personnelles des chauffeurs VTC, si bien que ces derniers ne peuvent les utiliser pour changer de plateforme numérique. Ce comportement est contraire au RGPD, puisqu’il viole le droit à la portabilité des données. Or, depuis l’arrêt Meta (CJUE, 4 juill. 2023, Meta Platforms and Others, aff. C-252/21), on sait que la violation du RGPD est susceptible, sous certaines conditions, d’être sanctionnée sur le fondement de l’article 102 TFUE. La volonté de l’Autorité de la concurrence de travailler en collaboration avec la CNIL pourrait permettre une synergie importante pour ce type d’affaires .

D’autre part, il faudra compter sur l’action de l’Union européenne pour lever enfin le voile sur la réalité des relations contractuelles entre Uber et ses chauffeurs VTC. Une proposition de directive prévoyait de poser une présomption de salariat dès lors que la plateforme numérique exerce un certain contrôle. Cependant, le 22 décembre dernier, cette proposition de directive n’a finalement pas été votée. Il faut espérer qu’il ne s’agisse que d’un acte manqué et que la vie juridique atteindra prochainement ce texte dont la vocation est de protéger les travailleurs les plus précaires.