Par Brunessen Bertrand, Professeure à l’Université de Rennes, membre de l’Institut universitaire de France.

Chronique publiée dans Les Echos.

Les plateformes globales ne sont plus de simples acteurs du numérique : elles redéfinissent les conditions d’accès au marché européen en combinant infrastructures digitales, logistiques et commerciales. L’affaire Shein le montre : en quelques semaines, la plateforme a mis en mouvement les autorités françaises, suscité l’attention de la Commission européenne et ravivé les préoccupations diplomatiques de la Chine. Ce cas révèle une question plus générale : où se situe le pouvoir de régulation face à des acteurs qui débordent des cadres juridiques classiques ?

La désignation de Shein comme « very large online platform » au titre du Digital Services Act est un premier indice. Ce statut, réservé aux plateformes systémiques, impose des obligations renforcées : évaluation des risques, audits indépendants, contrôle des vendeurs tiers. Il fait de la conformité un élément structurel de leur modèle économique. La force du cadre européen est aussi sa limite : il organise la prévention des risques systémiques sans couvrir les interventions rapides en cas de manquements graves. L’affaire Shein montre ainsi que ce cadre, pourtant ambitieux, ne suffit pas à garantir l’immédiateté de la protection des consommateurs.

Spécificité française

C’est là que la réaction française se singularise. Sur le fondement du droit de la consommation et de la loi pour la confiance dans l’économie numérique, les autorités disposent d’instruments d’intervention rapide : injonctions, retraits de produits dangereux, voire restriction temporaire d’accès au site. La différence française tient moins au contenu du droit qu’à la manière dont ces instruments sont mobilisés. Là où d’autres Etats membres privilégient une approche plus graduée, la France active des leviers conçus pour faire cesser immédiatement un risque, indépendamment de sanctions ultérieures.

Mais l’enjeu dépasse l’articulation entre droit national et droit européen. Le modèle économique de Shein repose sur l’atomisation extrême des flux : des millions de micro-colis expédiés depuis des pays tiers, fragilisant les contrôles douaniers. Ce phénomène alimente les débats européens sur la suppression de l’exonération de taxes pour les colis de faible valeur et, en France, sur une contribution dédiée au financement des contrôles. Le droit du marché intérieur devient ainsi un instrument de maîtrise de chaînes logistiques mondialisées qui échappent, par leur fragmentation, aux outils classiques de surveillance.

La recherche d’une véritable concurrence

L’affaire souligne également la vulnérabilité européenne : en l’absence de stratégie commune sur les flux transfrontaliers, chaque mesure nationale risque d’apparaître comme un geste isolé. Dans ce cadre, la réaction de la Chine est instructive. Si Pékin a exprimé ses préoccupations quant à de potentielles mesures discriminatoires, elle adopte une retenue stratégique pour préserver ses exportations tout en observant l’évolution du cadre européen. Cette attitude contraste avec la réaction plus offensive des Etats-Unis face aux régulations européennes jugées asymétriques.

Un enseignement se dégage : la régulation des plateformes globales ne se joue plus uniquement dans la production de normes, mais dans la capacité à maîtriser des conditions d’accès homogènes au marché européen. Le DSA établit un cadre de gouvernance pour les acteurs systémiques ; les Etats utilisent les leviers opérationnels pour agir sur les pratiques de l’e-commerce transfrontalier. L’affaire Shein révèle un déplacement du centre de gravité de la régulation : moins une logique de protection que la recherche d’une concurrence équitable dans un marché où le modèle de cette plateforme permet de contourner les contrôles classiques.

La véritable question devient alors : l’Europe saura-t-elle aligner ses instruments juridiques, douaniers et numériques pour traiter des modèles économiques qui jouent des frontières plus vite qu’elle ne les régule, si elle veut rétablir une concurrence loyale tout en maintenant l’équilibre entre ouverture commerciale et exigence de conformité ?