Juger c’est résister
Notre Constitution garantit l'indépendance de la justice vis-à-vis de l'exécutif. Mais le juge peut céder à d'autres formes de pouvoirs : le succès médiatique, les convictions personnelles… L'indépendance se conquiert aussi contre soi, rappelle Jean-Jacques Urvoas dans la chronique du « Club des juristes ».
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Par Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, professeur de droit public à l’Université de Brest.
Chronique publiée dans Les Echos.
Que la justice doive être indépendante, nul ne le conteste. Ce principe cardinal, répété comme une évidence s’ancre dans l’article 6, alinéa 1 de la Convention européenne des droits de l’homme proclamant que « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial établi préalablement par la loi ». Pourtant, derrière la clarté du dogme se cache une question bien plus complexe : indépendante de qui, exactement ?
« Du pouvoir exécutif », répondra sans hésiter le magistrat. « Des syndicats politisés », tranchera le député de droite. « De l’opinion publique », rétorquera l’intellectuel de gauche. Chacun désigne son adversaire, tous projettent leurs craintes. Et tous, à leur manière, enferment les juges dans un labyrinthe d’injonctions, les condamnant à naviguer entre les récifs du soupçon et les courants de la convenance.
Liens invisibles
Au vrai, l’indépendance ne se résume pas à une ligne de séparation entre le juge et l’Etat. Celle-ci est d’ailleurs solidement balisée par l’article 64 de la Constitution qui consacre l’inamovibilité des juges. Le pouvoir exécutif ne peut ainsi exercer aucune forme de contrainte sur le déroulement de leur carrière et sur leur activité professionnelle. Aucune instruction ne leur vient du gouvernement, aucune directive d’une hiérarchie administrative. Leur parcours relève exclusivement du Conseil supérieur de la magistrature. Même le garde des Sceaux est tenu à distance : il ne peut ni muter un juge d’office ni prononcer la moindre sanction disciplinaire.
Mais il est d’autres chaînes, plus discrètes, dont le poids peut se révéler tout aussi redoutable que l’immixtion potentielle du pouvoir politique. La griserie des honneurs, la quête de reconnaissance sociale, les préjugés tenaces, les passions personnelles, les amitiés de couloir, les réflexes corporatistes, la tentation du vedettariat médiatique ou la prudence servile pour ne pas déplaire, autant de liens invisibles qui peuvent entraver le discernement.
Clemenceau le disait avec une ironie mordante : « Il n’existe pas de juge indépendant sauf peut-être le premier président de la Cour de cassation s’il était déjà grand-croix de la Légion d’honneur. » De fait, lorsque la robe du juge se pare d’une décoration officielle lors d’une audience solennelle, ce n’est peut-être pas toujours la République qui s’exprime, mais parfois l’ego qui murmure.
Résister aux séductions
Or cet angle obscur est rarement éclairé. Le pouvoir a pourtant mille visages. En d’autres mots, la garantie de l’entre-soi serait-elle synonyme d’indépendance ? En quoi le fait d’être déconnecté de l’échelon politique préserve-t-il du risque d’autres tutelles ? Car le juge ne vit pas cloîtré, mais dans une société traversée par des rapports de force. Il peut donc être tenté de plaire ou de s’effacer. L’une flatte, l’autre rassure, mais dans les deux cas, l’indépendance vacille.
Car juger, c’est résister. Résister aux pressions extérieures, certes, mais aussi aux séductions intérieures. C’est choisir la rigueur plutôt que l’écho, la loi plutôt que l’applaudissement. Et l’indépendance ne se mesure pas à l’absence de contrainte, mais à la capacité de dire non, y compris à soi-même.
Juger, c’est choisir la rigueur plutôt que l’écho, la loi plutôt que l’applaudissement.
Citoyen à part entière, le juge exerce ses fonctions avec la personnalité qui lui est propre et donc avec ses convictions, sa sensibilité, son histoire, ses expériences passées. La confrontation la plus difficile est donc celle qui oppose le magistrat à lui-même. « Toute ma vie durant, je me suis méfié de mes dépendances », confiait au soir de sa vie, ce magistrat d’exception et figure emblématique de la défense des droits de l’homme qu’était Pierre Truche. Cette phrase, simple et lucide, dit tout : l’indépendance ne se conquiert pas contre les autres, mais contre soi. Et c’est peut-être là, dans cette solitude du jugement, que s’exprime véritablement la justice.