Affaire Alexis Kohler : une possible prescription partielle des faits ?
Mercredi 10 septembre, la Cour de cassation a demandé à la Cour d’appel de Paris de réexaminer la question de l’éventuelle prescription des faits reprochés à Alexis Kohler, ancien secrétaire général de l’Élysée, dans le cadre de l’instruction portant sur le délit de prise illégale d’intérêts.
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Par Haritini Matsopoulou, Professeur de droit privé et sciences criminelles à l’Université Paris-Saclay, Expert du Club des juristes
Quels sont les faits ayant donné lieu à la présente décision concernant Alexis Kohler ?
Une information judiciaire a été ouverte contre Alexis Kohler du chef de prise illégale d’intérêts, délit défini à l’article 432-12 du Code pénal. En particulier, cette infraction, anciennement appelée « délit d’ingérence », sanctionne l’agent public qui prend, reçoit ou conserve, directement ou indirectement, un intérêt de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité dans une entreprise ou dans une opération dont il a, au moment de l’acte, en tout ou en partie, la charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement. L’analyse de la jurisprudence fait apparaître qu’il n’est pas nécessaire que l’agent ait tiré un profit pécuniaire de l’acte prohibé ; seul un intérêt moral ou familial permet de retenir le délit.
Selon les faits tels qu’ils résultent de la décision de la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris, en date du 26 novembre 2024, M. A. Kohler, en raison des différentes fonctions qu’il avait exercées entre 2009 et 2016, « a[vait] connu … de questions relatives à la société [3] », alors qu’il entretenait « d’étroits liens de famille » avec le dirigeant de ladite société. Plus précisément, en tant que chef de bureau puis sous-directeur de l’Agence des Participations de l’État (APE) entre le mois de février 2009 et celui de juin 2012, il avait, d’une part, participé aux délibérations du conseil d’administration d’une société de construction navale et à celles du conseil de surveillance d’un établissement public portuaire de l’État, « en lien avec la société [3] ». D’autre part, pour les périodes comprises entre le 1er juillet 2012 et le 1er avril 2014, puis entre le 1er septembre 2014 et le mois d’août 2016, M. A. Kohler avait reçu, dans le cadre de ses fonctions de directeur de cabinets ministériels, « des informations et émis des orientations stratégiques ou des avis relatifs à des projets [également] en lien avec la société [3] ».
A la suite de la publication d’articles de presse portant sur les liens entre M. A. Kohler et la société [3], le procureur national financier avait ouvert, le 4 juin 2018, une enquête préliminaire mais avait classé sans suite l’affaire en question « au motif que l’infraction était insuffisamment caractérisée ».
Quelque temps plus tard, à savoir le 30 janvier 2020, l’association contre la corruption et pour l’éthique en politique avait porté plainte avec constitution de partie civile des chefs de prise illégale d’intérêts et de trafic d’influence, ce qui avait donné lieu à l’ouverture d’une information judiciaire. C’est donc dans le cadre de cette procédure que M. A. Kohler a été mis en examen pour le délit de prise illégale d’intérêts.
Ces précisions données, l’intéressé a formé, devant les juges d’instruction, une demande de constatation de la prescription de l’action publique concernant les faits antérieurs au 1er mars 2014. Une telle démarche peut se comprendre, dès lors que les faits visés relèvent en principe de l’ancien régime de la prescription triennale, puisqu’au moment où est entrée en vigueur la loi n° 2017-242 du 27 février 2017, ayant allongé en matière délictuelle le délai de prescription de l’action publique de trois à six ans (art. 8, alinéa 1er, C. pr. pén.), la prescription de ces faits aurait dû être acquise.
En revanche, le nouveau délai de prescription de six ans, institué par la loi du 27 février 2017 précitée, peut s’appliquer aux faits postérieurs au 1er mars 2014, étant rappelé que les lois relatives à la prescription de l’action publique sont applicables immédiatement à la répression des infractions commises avant leur entrée en vigueur, lorsque les prescriptions ne sont pas acquises (art. 112-2, 4°, C. pén.). On soulignera ici qu’il n’y a pas de dérogation possible à cette règle même dans l’hypothèse où les nouvelles dispositions auraient pour résultat d’aggraver la situation des intéressés.
En l’espèce, les juges d’instruction avaient toutefois refusé de faire droit à la demande M. A. Kohler tendant à reconnaître la prescription des faits antérieurs au 1er mars 2014, ce qui a conduit ce dernier à relever appel de cette décision.
Ainsi saisie, la chambre de l’instruction a confirmé l’ordonnance de rejet, en refusant, à son tour, de donner une suite favorable à une telle demande.
Pour quelles raisons la chambre de l’instruction a-t-elle rejeté la demande de constatation de la prescription de l’action publique formée par M. A. Kohler ?
Pour écarter cette demande, la chambre de l’instruction a eu recours au critère de « dissimulation », justifiant le report du point de départ du délai de prescription au « jour où l’infraction est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant la mise en mouvement ou l’exercice de l’action publique ».
De manière générale, les circonstances de réalisation du délit de prise illégale d’intérêts peuvent révéler l’acte de « dissimulation », telle que définie par la jurisprudence et la loi ayant consacré celle-ci. On rappellera, à cet égard, que selon la jurisprudence, la notion de dissimulation suppose le recours à des manœuvres ayant pour objectif d’« empêcher la connaissance de l’infraction » (Crim. 16 déc. 2014, n° 14-82.939 ; Crim. 2 févr. 2016, n° 15-84.355 ; Crim. 12 juill. 2016, n° 15-84.664), ce qui « implique un acte intentionnel d’occultation » de la part de l’auteur (V. D.-N. Commaret, RSC 2004, p. 899 et 900). Cette définition a été, d’ailleurs, reprise par les rédacteurs de la loi du 27 février 2017 qui ont introduit l’article 9-1 dans le Code de procédure pénale, par lequel il est précisé qu’« est dissimulée l’infraction dont l’auteur accomplit délibérément toute manœuvre caractérisée tendant à en empêcher la découverte » (alinéa 4).
Ces indications données, dans la présente affaire, pour caractériser la « dissimulation », la chambre de l’instruction a d’abord retenu que si M. A. Kohler avait fait connaître son lien de parenté avec le dirigeant de la société [3], tant à l’Agence des Participations de l’État (APE) qu’au sein des cabinets ministériels, « cette publicité, dont le périmètre était restreint, n’[était] pas exclusive d’actes de dissimulation de la prise illégale d’intérêts ». Pour les juges répressifs, « la recherche de la preuve d’un écrit informant sa hiérarchie d’un potentiel conflit d’intérêts est crucial pour apprécier l’existence ou non d’une dissimulation de l’infraction éventuelle (…), même si un tel écrit n’était pas exigé par la loi à l’époque des faits ». Or, en l’espèce, aucune trace d’un tel écrit n’avait été trouvée, « à l’exception d’une version non signée ».
S’agissant des partenaires institutionnels de l’Agence des Participations de l’État (APE), la chambre de l’instruction a relevé l’absence de toute information relative au conflit d’intérêts existant, les différentes versions des projets de lettre, qui devait être adressée à ces partenaires – interlocuteurs de M. A. Kohler -, étant restées « lettres mortes ». De plus, en se fondant sur les échanges de courriels entre M. A. Kohler et le président de l’APE « relatifs à ce projet avorté de lettre », les juges en ont déduit « la conscience », tant du premier que du second, « d’un conflit d’intérêts et leur embarras à le divulguer, ce qui caractéris[ait] l’existence d’un pacte de silence ».
De l’ensemble de ces éléments, la chambre de l’instruction a donc conclu que « la révélation parcellaire » par M. A. Kohler « du lien de parenté à certains initiés et notamment à sa hiérarchie directe, (…), non suivie de la mise en place d’un dispositif écrit clair et précis définissant le périmètre de son déport afin de permettre à toute personne concernée de constater la possible prise illégale d’intérêts, la non-révélation délibérée de ce lien tant aux interlocuteurs majeurs (…), qu’au ministère de l’économie dans les demandes de remplacement dans son mandat d’administrateur (…), ainsi qu’aux autorités en charge de la transparence des fonctionnaires » caractérisaient « des actes positifs de dissimulation ». Or, ces actes justifiaient, en l’espèce, « le report du point de départ du délai de prescription au jour où l’infraction est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant l’exercice de poursuites, à savoir sa révélation dans la presse en mai 2018 ».
Pourquoi la Cour de cassation n’a-t-elle pas partagé le raisonnement de la chambre de l’instruction quant à la caractérisation de la « dissimulation » ?
Il appartient aux juges du fond d’établir le caractère dissimulé d’une infraction à partir des circonstances précises de sa commission, leur appréciation étant « souveraine dès lors que les motifs ne contiennent ni insuffisance ni contradiction » (Crim. 16 janv. 2019, n°17-81.529 ; Crim. 24 juin 2020, n°19-81.724, § 26). En l’absence de caractérisation de l’acte de dissimulation, la Haute juridiction n’hésite pas à censurer des décisions de cours d’appel, ayant retardé le point de départ du délai de prescription au jour du dépôt de la plainte, sans prendre soin d’établir que les actes irréguliers avaient été dissimulés ou accomplis de manière occulte (Crim. 27 oct. 1999, deux arrêts, nos 98-85.214 et 98-85.757). De même, dès lors qu’il ressort de l’acte de citation devant le tribunal correctionnel que « la réalisation de l’infraction a pu faire l’objet d’une dissimulation », la Cour de cassation n’hésite pas à reprocher aux juges du fond de ne pas avoir recherché si le prévenu « a délibérément accompli une manœuvre caractérisée tendant à empêcher [l]a découverte » des faits (Crim. 25 juin 2025, n° 23-81.084, JCP G 2025, n° 972).
Quoi qu’il en soit, en l’absence de manœuvre caractérisée, les juridictions pénales pourront être amenées à considérer que la prescription est acquise (Crim. 5 oct. 2022, n° 21-82.339).
Dans la présente affaire, la Cour de cassation a censuré la décision de la chambre de l’instruction, qui avait retenu la « dissimulation », pour toute une série de raisons.
D’abord, la Haute juridiction a estimé que le silence gardé par M. A. Kohler, « au surplus à l’égard de seulement certains des dirigeants des entités au conseil d’administration desquelles il siégeait, n’[était] pas à lui seul de nature à caractériser un acte positif constitutif d’une manœuvre caractérisée de dissimulation au sens de l’article 9-1 du code de procédure pénale ». Certes, la notion de manœuvres suppose un acte positif, une omission ou une abstention, même volontaire, étant exclue. On rappellera, à cet égard, une jurisprudence rendue en matière d’escroquerie qui refuse de faire entrer dans les manœuvres frauduleuses constitutives du délit un comportement passif, la réticence dolosive ou des actes d’omission ou d’abstention ayant pour finalité de permettre à l’auteur de continuer de percevoir des prestations indues.
En outre, pour les hauts magistrats, si la chambre de l’instruction a déduit « l’existence d’un pacte de silence » de l’inaction de la hiérarchie de M. A. Kohler qui, bien qu’elle ait été au courant de la situation, s’était abstenue d’informer les interlocuteurs institutionnels, et de son « embarras à divulguer cette situation », ces éléments ne permettaient toutefois pas de caractériser un « concert frauduleux destiné à empêcher la découverte de l’infraction et susceptible de constituer une telle manœuvre ». A vrai dire, les différents échanges de courriels entre M. A. Kohler et le président de l’APE au sujet du « projet avorté de lettre », qui devait être adressée aux interlocuteurs institutionnels, ne suffisaient pas à établir un concert frauduleux ou une collusion frauduleuse, qui suppose un accord de volontés entre deux ou plusieurs personnes tendant à dissimuler l’infraction et à faire obstacle à sa découverte. Il en est d’autant plus ainsi que selon les faits de l’espèce, il n’avait été envisagé d’adresser cette lettre que sur proposition de M. A. Kohler, ce qui excluait toute éventualité d’un « concert frauduleux ».
Enfin, la Chambre criminelle a relevé, à juste titre, que l’absence d’information écrite ou de mise en place d’un dispositif précis de déport à une époque où la loi n’imposait pas une telle obligation n’était pas de nature à établir une manœuvre de dissimulation. A plus forte raison, une telle manœuvre ne pouvait être caractérisée, dès lors que les juges avaient constaté que les supérieurs hiérarchiques de M. A. Kohler avaient été eux-mêmes informés oralement de sa situation.
Il appartiendra, en tout cas, à la chambre de l’instruction de renvoi de se prononcer sur le caractère dissimulé ou non des faits imputés à M. A. Kohler, en tenant compte des motifs de la cassation prononcée.