Par Audrey Bachert-Peretti, Maître de conférences en droit public à Aix Marseille Université

Qu’est-ce qu’une agence fédérale ?

Aux États-Unis, le terme d’agence renvoie à une notion générique : il permet de désigner la plupart des structures institutionnelles qui ne sont pas explicitement prévues par la Constitution. Certaines sont ainsi rattachées au Congrès quand d’autres sont liées aux juridictions. Ce sont toutefois les agences qui ne sont associées ni à la branche législative, ni à la branche judiciaire qui retiennent le plus fréquemment l’attention. Extrêmement nombreuses et employant des milliers de personnes, elles constituent ce que les Américains appellent l’État administratif (the administrative state) ; leur organisation ainsi que leur mode de fonctionnement sont très variables et leur place respective dans l’architecture institutionnelle est parfois complexe à déterminer.

Certaines agences relèvent explicitement de la branche exécutive et sont sous le contrôle direct du président des États-Unis. Il en va ainsi par exemple du Executive Office of the President regroupant ses plus proches collaborateurs et des différents Départements ministériels dirigés par des Secrétaires d’État. D’autres, au contraire, sont qualifiées d’agences indépendantes (independent agencies) même si le terme renvoie à des conceptions parfois différentes au sein de la doctrine. Parmi les critères à prendre en compte, certains incluent le fait disposer d’une autonomie budgétaire et de la capacité d’agir en justice ou encore d’être composé de membres dont les profils répondent à certaines conditions, notamment en termes d’expertise professionnelle. Toutefois, le critère généralement considéré comme déterminant est celui d’avoir des membres nommés pour une durée prédéterminée et révocables seulement pour un motif légitime (for cause), le plus souvent en cas « d’inefficacité, de négligence ou de mauvaise conduite » (inefficiency, neglect of duty, malgeasance). De telles agences se sont multipliées au cours du XXe siècle et tout particulièrement à la période du New Deal afin de confier la gestion de certaines questions à des professionnels, leur développement étant généralement associé à une foi importante dans la science et l’expertise, caractéristique de cette période et justifiant d’accorder à certaines agences une forme d’indépendance vis-à-vis du pouvoir politique et des fluctuations partisanes qui le caractérisent. La logique qui les sous-tend est donc comparable à celle ayant présidé à l’instauration et à la multiplication des autorités administratives indépendantes (AAI) en France.

Pourquoi les agences indépendantes sont remises en cause ?

Les récentes velléités de Donald Trump de révoquer certains membres des agences fédérales en raison de divergences politiques caractérisent une remise en cause de leur indépendance. Il est toutefois loin d’être le premier à s’opposer à cette caractéristique. L’indépendance de certaines agences est dénoncée depuis très longtemps aux États-Unis, les arguments étant largement de nature constitutionnelle. En effet, les compétences des agences sont multiples, de la résolution de certains litiges à l’adoption de réglementations générales. Elles peuvent donc être rapprochées, d’une part, des fonctions juridictionnelles, normalement exclusivement attribuées à des cours de justice en vertu de l’article III de la Constitution, et, d’autre part, des fonctions législatives qui n’appartiennent qu’au Congrès sur le fondement de l’article I et que celui-ci ne peut normalement pas déléguer (nondelegation doctrine).

Pour certains, les agences indépendantes sont ainsi tout simplement inconstitutionnelles, puisqu’elles contreviennent à ces dispositions constitutionnelles qui fondent un pouvoir fédéral limité (limited government), dont les organes doivent exercer les compétences qui leur sont expressément attribuées et seulement ces dernières, conformément à la philosophie libérale du XVIIIe siècle. Pour d’autres, cette difficulté est résolue par le fait que les diverses fonctions qu’elles exercent peuvent être rattachées au pouvoir exécutif compris de manière extensive comme un pouvoir extrêmement général d’application des lois. En contrepartie, elles justifient alors une soumission de ces agences au président des États-Unis, détenteur exclusif de ce pouvoir en vertu de l’article II du texte constitutionnel. Ce raisonnement est connu comme la théorie de l’exécutif unitaire (unitary executive) selon laquelle les exigences constitutionnelles impliquent que toutes les agences soient soumises au contrôle hiérarchique du président, lequel se manifeste tout particulièrement par son pouvoir de révocation discrétionnaire. Au-delà du respect de la répartition du pouvoir entre les branches législatives, judiciaire et exécutive, une telle théorie garantirait le caractère démocratique du système états-unien grâce à la soumission des agences au chef de l’État, représentant élu du peuple. Elle permet de répondre à la critique de l’existence d’une quatrième branche du pouvoir, qu’on pourrait dire administrative, et dont le défaut serait d’être émancipée de toute forme de responsabilité politique en raison de son indépendance et alors même qu’elle exerce d’importants pouvoirs normatifs. Les arguments contre l’indépendance des agences fédérales trouvent ainsi leurs fondements dans l’attachement du système constitutionnel des États-Unis aux principes de la démocratie libérale et peuvent, au moins en partie, être transposés en France au cas des AAI.

Il convient toutefois de ne pas négliger que ces arguments sont largement mobilisés par ceux qui défendent une dérégulation de l’économie et une réduction de l’intervention publique. S’ils apparaissent dès le début du XXe siècle, la montée en puissance du mouvement conservateur à partir des années 1980 les a réactivés. La reprise en main politique de l’État administratif par le président est ainsi l’une des voies de son démantèlement. Ce dernier est défendu avec force par le parti républicain depuis la présidence de Ronald Reagan. Il a été réaffirmé lors du premier mandat de Donald Trump et constitue l’un des principaux axes du Projet 2025, le programme électoral pour l’élection de 2024 façonné par la Heritage Foundation, think tank conservateur, que Donald Trump met consciencieusement en œuvre depuis son retour à la Maison Blanche.

Quelle est la position de la Cour suprême en la matière ? 

Ces dernières années, plusieurs décisions de la Cour suprême, rendues notamment en 2020, 2021 et 2025 témoignent de ce qu’elle semble endosser progressivement la théorie de l’exécutif unitaire. En validant, au moins dans certaines circonstances, l’existence d’un pouvoir présidentiel de révocation discrétionnaire, et en autorisant au moins de manière provisoire la restructuration de la fonction publique, la Cour participe à l’élargissement du champ du pouvoir exécutif, qui certes bénéficie aux présidents de tout bord politique, mais qui favorise la montée en puissance de la présidence au sein de l’équilibre des pouvoirs, suscitant des inquiétudes légitimes vis-à-vis de potentielles dérives autoritaires de la démocratie états-unienne.

Cette ligne jurisprudentielle se double en outre d’un contrôle de plus en plus rigoureux du pouvoir normatif des agences fédérales. De ce point de vue, la Cour s’aligne sur les conceptions portées par le courant conservateur vis-à-vis de l’État administratif. Elle semble alors remettre en cause le consensus issu du New Deal et qui perdurait jusqu’à présent. Celui-ci justifiait le développement des agences indépendantes aux compétences quasi-législative et quasi juridictionnelle comme une modernisation implicite du constitutionnalisme états-unien, grâce à une actualisation de la séparation des pouvoirs : à travers l’octroi de telles prérogatives à des entités autonomes, il s’agissait encore et toujours de lutter contre la tyrannie qui se profile derrière toute concentration du pouvoir.