Par Philippe Lagrange, Professeur de droit public à l’Université de Poitiers

Drones non identifiés versus aéronefs d’État. Quels engins pour quels types de menaces ?

Les phénomènes qui ont été constatés depuis une dizaine de jours en Pologne, en Roumanie, en Estonie, au Danemark et en Allemagne impliquent plusieurs types d’engins qui ne présentent ni la même nature juridique ni le même degré de menace. Les trois MIG-31 russes qui ont pénétré l’espace aérien estonien pendant une dizaine de minutes le 19 septembre sont, d’un point de vue juridique, des aéronefs d’État, représentants de la souveraineté de l’État dont ils arborent le pavillon via l’immatriculation qui permet de les identifier. Il s’agit plus précisément d’aéronefs d’État militaires, c’est-à-dire au service d’unités des forces armées d’un État, portant les marques militaires de cet État, commandé par un membre des forces armées et dont l’équipage est soumis aux règles de la discipline militaire. Capables de délivrer un armement, les aéronefs de ce type sont à même de mener des actes d’hostilité pouvant être constitutifs d’une agression.

Tel semblerait être également le cas des drones d’attaque russes de type Gerbera qui ont survolé le territoire de la Pologne dans la nuit du 9 au 10 septembre. Ce sont également des aéronefs d’État militaires qui doivent à ce titre être identifiables via une immatriculation ou des marques militaires étatiques. La différence avec les avions réside dans le fait que le drone ou UAV (Unmanned Aerial Vehicles) est un aéronef inhabité, piloté à distance, semi-autonome ou autonome. Si sa caractéristique principale est d’être sans équipage à bord, qu’il soit télécommandé ou autonome, sa caractéristique seconde est d’être récupérable et donc réutilisable après récupération en fin de vol. Ce qui le différencie en théorie d’autres appareils volants sans équipage, comme les missiles ou autres armements à usage unique à l’instar des « drones kamikazes ». Tous les drones en effet ne présentent pas les mêmes caractéristiques techniques et on distingue généralement les drones armés (Unmanned Combat Aerial Vehicle ou UCAV), capables de délivrer un armement et pouvant évoluer à très haute altitude, des drones ISR, permettant d’assurer des missions de surveillance et de renseignement, sans armement embarqué.

Les drones qui ont survolé des aéroports et une base militaire du Danemark ainsi que les territoires de la Norvège et de l’Allemagne entre le 23 et le 26 septembre sont d’une autre veine : non immatriculé et non identifiables, ils peuvent avoir été téléopérés depuis un État voisin comme avoir été lancés depuis le territoire des États concernés, voire les eaux internationales. Sans doute plus proches des drones ISR que des drones armés, ils n’avaient pas nécessairement d’armement embarqué ou d’intentions hostiles, mais ont néanmoins fortement désorganisé le fonctionnement du transport aérien et, plus largement, généré un sentiment d’inquiétude au sein des populations des États survolés.

Face à ces différentes situations quelles peuvent être les réponses des États dont l’espace aérien a été violé ?

Réagir sans surréagir. Quels sont les pouvoirs de l’État dans son espace aérien ?

L’espace aérien dans lequel sont amenés à évoluer les aéronefs incriminés n’est pas un espace de totale liberté. Comme l’espace maritime, il se décompose en deux grandes catégories : celle des espaces internationaux, où la liberté de survol est la règle, et celle des espaces placés sous souveraineté étatique, où le survol est subordonné à autorisation. Sont des espaces sous souveraineté étatique les espaces aériens situés au-dessus du territoire terrestre de l’État, de ses eaux intérieures et de sa mer territoriale. Sur ces espaces, l’État est souverain. Cela signifie qu’il peut interdire ou réglementer le survol par tout type d’aéronefs, que ceux-ci relèvent de sa nationalité ou de celle d’un État étranger. Autrement dit, et sous réserve de ses engagements internationaux (notamment la Convention de Chicago, relative à l’aviation civile internationale), l’État jouit d’une entière souveraineté sur son espace aérien et reste libre de réagir comme il l’entend à toute incursion dans cette zone. Cette réaction peut aller jusqu’à la destruction de l’engin incriminé, même si des mesures intermédiaires sont recommandées, surtout lorsqu’il s’agit d’aéronefs avec une présence humaine à bord. L’article 3 bis de la Convention de Chicago, relative à l’aviation civile internationale demande ainsi à chaque État partie de « s’abstenir de recourir à l’emploi des armes contre les aéronefs civils en vol ». L’ouverture du feu aux fins de destruction est prohibée, mais toute autre mesure permettant de faire cesser l’infraction est licite. Les moyens coercitifs autorisés sont l’encadrement de l’aéronef civil par des intercepteurs ou l’utilisation de balles traçantes à titre d’avertissement, l’interrogation visuelle ou radio, la contrainte d’itinéraire, l’arraisonnement, voire le tir de semonce lorsque l’appareil n’obtempère pas.

Cette règle n’est plus applicable s’agissant des aéronefs d’État, à l’instar des avions militaires. Les principes de légitime défense et de nécessité permettent à l’État dont l’espace aérien a été violé de les détruire en fonction de considérations d’opportunité et d’appréciation du degré d’hostilité. En vertu du principe de proportionnalité, il reste d’usage de tenter d’intercepter un aéronef militaire préalablement à sa destruction, c’est-à-dire d’en déterminer l’identité par un autre aéronef d’État, de l’avertir de la violation commise puis de diriger son vol pour le conduire hors de la zone prohibée ou pour exiger qu’il atterrisse. Aucune disposition de la Convention de Chicago n’interdit en revanche à l’État de survol de détruire sans tentative d’interception préalable un drone ayant pénétré son espace aérien sans autorisation, si ce ne sont des considérations politiques. Considérations qui ne tiennent plus lorsque ce drone n’affiche aucune immatriculation ni la moindre marque permettant d’en définir la nationalité de rattachement.

Les forces aériennes polonaises, assistées de chasseurs néerlandais, ont ainsi abattu trois des dix-neuf drones qui ont survolé le territoire de la Pologne et, si les autorités russes ont émis des protestations, celles-ci n’ont pas porté sur le principe même de ces destructions mais sur les accusations de violations délibérées de l’espace aérien polonais proférées par plusieurs chancelleries européennes. Les F35 italiens participant à la mission de police aérienne de l’OTAN dans la mer Baltique auraient également été en droit d’abattre les trois MIG 31 russes qui ont pénétré pendant douze minutes l’espace aérien estonien, transpondeurs éteints, sans autorisation, sans plan de vol, sans contact avec le contrôle aérien et en ignorant ostensiblement les avertissements reçus. La zone est cependant compliquée, avec un espace aérien international exiguë constitué d’un corridor de douze kilomètres de large très fréquenté par les avions russes qui doivent l’emprunter pour aller de la Russie vers l’enclave de Kaliningrad. Surtout, les trois MIG ne représentaient pas une menace militaire immédiate, à la différence de l’avion russe Su-34 abattu à la frontière syrienne par deux F16 turcs en 2015, qui revenait d’une mission de combat et qui avait ignoré dix avertissements successifs.

Entre le risque de l’aveu de faiblesse et celui de l’escalade, les États visés par ces incursions n’ignorent pas qu’ils font partie d’une alliance militaire et qu’ils doivent en conséquence conserver une certaine mesure dans leur réaction, considérant que leurs actes pourraient engager l’ensemble des membres de cette dernière.

Article 4 versus article 5. Quelles réponses peut apporter l’OTAN ?

Tous les États récemment concernés par des intrusions d’aéronefs dans leurs espaces aériens respectifs sont membres de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord, organisation régionale de défense collective constituée en 1949 et comptant trente-deux membres à ce jour. Alliance militaire transatlantique, l’OTAN est chargée d’assurer la sécurité de ses membres contre toute agression extérieure sur le fondement d’une double particularité. Celle-ci repose d’abord sur la mise en commun de forces opérationnelles placées sous le commandement d’un état-major intégré. Ne disposant pas de leurs propres avions de combat, les pays baltes (Lituanie, Lettonie et Estonie) ont ainsi confié la surveillance de leurs espaces aériens respectifs à leurs alliés de l’OTAN qui assument cette tâche à tour de rôle, dans le cadre de l’opération Eastern Sentry. Cette double particularité repose ensuite sur la clause d’assistance mutuelle automatique, prévue par l’article 5 du Traité de Washington et qui postule qu’une attaque contre un membre est considérée comme une attaque contre tous les autres qui se doivent de lui prêter assistance selon les formes qu’ils détermineront.

En dehors de cette hypothèse, qui n’a été invoquée qu’une seule fois depuis 1949, l’OTAN fonctionne par consensus, ce qui signifie que toutes les décisions prises par l’organisation sont l’expression de la volonté collective de tous les États souverains qui en sont membres. C’est dans le respect de cette logique que les autorités polonaises puis estoniennes ont entendu formuler une demande formelle d’activation de l’article 4 du Traité de l’Atlantique Nord qui précise que : « Les parties se consulteront chaque fois que, de l’avis de l’une d’elles, l’intégrité territoriale, l’indépendance politique ou la sécurité de l’une des parties sera menacée ».

Contrairement à l’article 5, l’article 4 n’engage pas une réponse collective en cas d’attaque armée. Il s’agit de porter une question à l’attention du Conseil de l’Atlantique Nord, la plus haute instance de prise de décisions politiques de l’OTAN, et de la faire examiner par les alliés, de manière à évaluer la situation et à envisager des mesures communes.Généralement conçue comme une demande de soutien adressée à l’OTAN, l’invocation de l’article 4 n’a été opérée qu’à neuf reprises depuis la création de l’Alliance atlantique. La Turquie a demandé la tenue de consultations à ce titre à cinq reprises lors des conflits en Irak et en Syrie. La Pologne l’a invoqué en 2014 après l’annexion de la Crimée par la Russie, suivie en 2022 par sept autres États (Bulgarie, République tchèque, Estonie, Lettonie, Lituanie, Roumanie et Slovaquie) préoccupés par les conséquences de l’opération militaire russe en Ukraine.

La consultation et le consensus sont le propre de l’OTAN et ont été au centre de son fonctionnement dès sa création. Trouver un terrain d’entente à trente-deux s’avère plus délicat que décider seul et il peut être tentant de gloser sur l’incapacité des États concernés à détruire ces aéronefs indésirables comme sur celle de l’organisation à déterminer une réponse commune à la hauteur des intimidations et tentatives de déstabilisation menées par la Fédération de Russie via ces attaques hybrides. Animus in consulendo liber, « l’esprit libre dans la consultation », proclame la maxime qui orne le mur de la salle du Conseil de l’Atlantique Nord. Chaque État reste libre de ses choix, tout en gardant à l’esprit qu’ils pourraient entrainer des conséquences considérables pour l’ensemble des autres, qui doivent dès lors pouvoir en connaitre.