Par Régis Bismuth, Professeur à l’École de droit de Sciences Po

Pourquoi un nouveau montage d’assistance financière à l’Ukraine devient-il nécessaire ?

L’Ukraine fait face à un double impératif financier. Elle doit non seulement soutenir un effort de guerre qui s’inscrit dans la durée et faire face aux multiples dommages que ce conflit a pu causer. Selon l’évaluation conjointe publiée en février 2025 par le gouvernement ukrainien, la Banque mondiale, la Commission européenne et l’ONU, le coût de la reconstruction s’établit à plus de 500 milliards d’euros sur la prochaine décennie.

Face à ces besoins, et alors que l’incertitude pèse sur la continuité du soutien américain et que l’Union européenne cherche à envoyer à Moscou un signal clair de persévérance, les regards se sont portés sur les avoirs russes gelés depuis 2022 dans l’UE. Une large partie de ces avoirs sont ceux de la Banque centrale de Russie (environ 210 milliards d’euros) dont une majorité (environ 185 milliards d’euros) est déposée auprès d’Euroclear, société belge de règlement-livraison de titres.

La confiscation pure et simple des avoirs de la Banque centrale de Russie est en l’état exclue tant pour des motifs juridiques que politiques. Une telle confiscation est estimée contraire au droit international des immunités qui protège les avoirs souverains à l’étranger. Il s’agit de la position prudente exprimée récemment par la Commission européenne, la France, l’Allemagne et la Belgique face aux demandes du Parlement européen. Les mêmes redoutent par ailleurs qu’une telle confiscation présente des risques systémiques et réputationnels pour l’euro en envoyant un signal aux États tiers que leurs avoirs dans l’UE ne bénéficieraient pas d’une protection absolue.

Pour contourner ces risques tout en s’employant à mobiliser des ressources au profit de l’Ukraine sur la base des avoirs russes gelés, l’UE a choisi dans un premier temps une voie de crête en cherchant à capter les « recettes inattendues et exceptionnelles » générées au profit des dépositaires centraux au titre des avoirs visés par les mesures restrictives, et ce donc, sans toucher au capital qui serait préservé (v. la décision (PESC) 2024/1470 et le règlement (UE) 2024/1469 du 21 mai 2024). Dans la foulée, en juin 2024, le G7 a décidé le principe d’un prêt à l’Ukraine d’environ 50 milliards de dollars dont le service serait assuré par les revenus générés par les actifs immobilisés, sans encore toucher au capital (pour sa mise en œuvre au sein de l’UE, v. le règlement (UE) 2024/2773 du 24 octobre 2024).

Ces mécanismes reposant sur les revenus ont apporté une première réponse, mais leur rendement est, par nature, limité. Or, les besoins projetés au-delà de 2025 pour l’Ukraine excèdent ce que ces flux peuvent raisonnablement couvrir à eux seuls. C’est ce constat qui a ouvert la voie, en septembre 2025, à de nouvelles propositions visant à changer d’échelle l’assistance financière octroyée à l’Ukraine.

En quoi consiste le « prêt de réparations » récemment proposé et comment serait-il structuré ?

En septembre 2025, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a présenté devant le Parlement européen l’idée d’un « prêt de réparations » au profit de l’Ukraine. Il s’agirait d’accorder à l’Ukraine un financement d’ampleur, adossé aux soldes en trésorerie issus de l’arrivée à échéance des titres russes immobilisés, le prêt étant remboursable par l’Ukraine une fois que la Russie aura payé les réparations pour les dommages causés par la guerre.

La présidente de la Commission est restée assez floue sur les détails juridiques et financiers de la structuration de ce prêt, qui restent donc encore à préciser. Les premières informations rapportées par la presse suggèrent que la trésorerie qui appartient à la Russie serait transférée depuis Euroclear vers un véhicule financier ad hoc, ou special purpose vehicle (SPV), nouvellement créé et détenu par les États membres de l’UE (ou certains d’entre eux si par exemple la Hongrie ou la Slovaquie refusent d’y participer). En contrepartie des fonds remis par Euroclear, la Commission européenne remettrait à celle-ci des obligations « zéro coupon » garanties par les États membres de l’UE qui détiennent le SPV afin de protéger juridiquement Euroclear. L’idée qui sous-tend cette substitution d’actifs est la suivante : la trésorerie affectée au SPV serait compensée chez Euroclear par des titres d’un montant équivalent mais qui ne génèrent pas de revenus, tout en permettant au SPV d’investir cette trésorerie pour en tirer le meilleur rendement que si elle était restée chez le dépositaire. En pratique, un tel montage écarterait toute confiscation des avoirs russes et, sous réserve des précisions ci-après, impliquerait que le risque de non-remboursement du prêt en cas d’absence de réparations versées par la Russie soit assumé, in fine,par les États membres de l’UE et non par Euroclear.

Dans le même mouvement, le chancelier allemand Friedrich Merz a soutenu publiquement cette initiative dans une tribune au Financial Times en évoquant un prêt pouvant atteindre 140 milliards d’euros. Si son soutien constitue une inflexion notable par rapport aux réserves initiales de Berlin, cette tribune suggère que l’Allemagne aura certaines exigences dans le cadre du dispositif. Le chancelier souligne en effet que les garanties bilatérales des États membres devraient à terme être remplacées par une garantie dans le cadre du budget pluriannuel de l’UE. Il indique par ailleurs que le prêt devrait intégrer une forme de conditionnalité en devant être affecté au financement de l’équipement militaire de l’Ukraine qui serait fourni par les États membres, selon une logique visant à renforcer et à développer l’industrie européenne de défense. Plusieurs déclarations faites à la suite de la réunion informelle du Conseil tenue à Copenhague le 1er octobre vont également en ce sens.

Quels risques juridiques et institutionnels doivent être anticipés pour mettre en œuvre ce plan ?

La faisabilité d’un tel prêt requiert pour l’UE et les États membres de prendre en compte au moins deux types de risques : ceux, pendant la durée du prêt, qui tiennent aux procédures de renouvellement des mesures restrictives, et ceux, au terme du prêt, qui dépendront du paiement ou non de réparations par la Russie. Autrement dit, la fiabilité du montage doit couvrir à la fois la continuité juridique des sanctions qui servent d’assise au service de la dette, et le scénario de sortie si les réparations tardent ou n’interviennent pas. Plusieurs pistes sont déjà à l’étude pour sécuriser ces deux volets, ce qui montre que l’Union n’est pas démunie face aux risques identifiés

La première attention doit être portée au mécanisme même de renouvellement des sanctions. Dans l’UE, les mesures restrictives sont adoptées et reconduites à l’unanimité par le Conseil. Pour ce qui concerne par exemple l’immobilisation des avoirs de la Banque centrale de Russie, imposée par le règlement (UE) 833/2014, c’est la décision (PESC) 2025/1320 du 30 juin 2025 qui a prolongé le régime jusqu’au 31 janvier 2026. Cette temporalité semestrielle implique qu’à chaque échéance un blocage politique peut faire tomber la base juridique du gel des avoirs. Le risque n’est pas théorique car les États membres les plus réticents à l’égard des sanctions, comme la Hongrie et la Slovaquie, peuvent peser sur la perspective de reconduction. À défaut de renouvellement, les actifs de la Banque centrale de Russie cesseraient d’être immobilisés et devraient être restitués, ce qui priverait le prêt des actifs auxquels il est adossé et pourrait conduire à activer la garantie consentie par les États membres.

C’est précisément pour encadrer ce risque que l’UE explore certaines options. Là encore, les informations rapportées par la presse donnent un aperçu encore fragmentaire de sa stratégie. La Commission entend manifestement s’appuyer sur la déclaration du Conseil du 19 décembre 2024, laquelle indique que « sous réserve du droit de l’UE, les avoirs de la Russie devraient rester immobilisés jusqu’à ce que la Russie cesse sa guerre d’agression contre l’Ukraine et l’indemnise des dommages causés par cette guerre » (§7). La Commission envisagerait de s’appuyer sur l’article 31(2) du Traité sur l’Union européenne (TUE) qui permet au Conseil de statuer à la majorité qualifiée lorsque celui-ci a adopté « une décision qui définit une action ou une position de l’Union sur la base d’une décision du Conseil européen portant sur les intérêts et objectifs stratégiques de l’Union ». La déclaration du 19 décembre 2024 pourrait être interprétée en ce sens, neutralisant ainsi un éventuel futur veto. Cette voie resterait toutefois exposée à un risque contentieux. C’est pourquoi il peut être aussi envisagé d’obtenir prochainement une décision afin d’actionner la passerelle de l’article 31(3) TUE aux termes duquel le Conseil « peut, à l’unanimité, adopter une décision prévoyant que le Conseil statue à la majorité qualifiée dans d’autres cas que ceux visés au paragraphe 2 », quitte à ce que la majorité qualifiée soit requise seulement pour les renouvellements des mesures restrictives visant les avoirs de la Fédération de Russie. Notons que, sur un autre terrain mais faisant face aux mêmes difficultés, la Commission cherche par ailleurs à trouver les moyens d’avancer avec l’Ukraine sur son adhésion à l’UE malgré les objections hongroises à cette procédure.

Un second risque apparaît au terme du prêt si la Russie ne verse pas d’elle-même des réparations dues au titre de sa responsabilité internationale. Le montage ne peut pas reposer sur un paiement des réparations résultant d’une ponction sur les avoirs russes décidée unilatéralement par l’UE et/ou ses États membres et sur le fondement d’une évaluation unilatérale des dommages, sans que cela ravive les risques juridiques relatifs à la confiscation. C’est à cette aune qu’un processus d’objectivation des réparations dues par la Russie au titre des dommages causés à l’Ukraine est nécessaire. C’est le sens en particulier de deux initiatives conduites sous les auspices du Conseil de l’Europe.

Le Registre des dommages causés par l’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine (aussi désigné RD4U pour « Register of Damage for Ukraine ») a été créé pour documenter et authentifier les réclamations liées à ces dommages. Ce mécanisme ne statue pas sur l’indemnisation, il constitue seulement une assise probatoire destinée à alimenter un dispositif d’indemnisation ultérieur. Celui-ci est dorénavant envisagé dans le cadre du Projet de Convention établissant une commission internationale des réclamations pour l’Ukraine publié le 17 septembre 2025. Cette commission serait chargée de recevoir et instruire les demandes d’indemnisation fondées sur des faits internationalement illicites imputables à la Fédération de Russie, et en fixerait le montant le cas échéant. L’idée est d’instituer un socle juridique objectif capable de statuer sur les faits dommageables et de fixer des indemnisations dues selon des garanties procédurales crédibles.

Si la Russie ne versait pas les réparations fixées par la commission des réclamations, il devrait alors être possible, en dernier ressort, de prélever sur les fonds gelés. Pour cela, il conviendrait au préalable d’insérer dans les règlements de l’UE imposant les mesures restrictives une clause autorisant le dégel des fonds aux fins de financer les indemnisations prononcées par la commission. Cela n’épuiserait pas pour autant les éventuelles accusations de la part de la Russie de confiscation déguisée ou de violation de l’immunité souveraine. Mais cela placerait néanmoins l’ensemble du processus dans un cadre objectif et transparent à l’aune duquel pourrait s’envisager une évolution du droit de la responsabilité internationale, permettant à des États tiers autres que l’État lésé (en l’espèce l’Ukraine) de prendre des mesures destinées à conduire l’État responsable à se conformer à son obligation de réparation des actes internationalement illicites dont il est l’auteur.

Ces évolutions montrent qu’un cadre juridique crédible d’ensemble se dessine progressivement et que l’UE et ses États membres disposent de leviers concrets pour faire aboutir cet ambitieux « prêt de réparations » à l’Ukraine. Sans qu’une échéance stricte ait été fixée, de nouvelles précisions sont attendues lors du prochain Conseil les 23 et 24 octobre 2025.