La Cour suprême des États-Unis limite le pouvoir des juges : une victoire pour Donald Trump ?
Vendredi 27 juin, la Cour suprême américaine a jugé que les juges fédéraux outrepassaient leurs pouvoirs en suspendant l’application de textes de l’exécutif sur l’ensemble du territoire américain, se prononçant ainsi sur la légalité des ordonnances dites « universelles ». Quelles sont les conséquences de cette décision ?
Par Anne Deysine, Professeur émérite de l’Université Paris-Nanterre, Auteure de « Les juges contre l’Amérique » (Presses Universitaires de Paris-Nanterre)
Pourquoi la décision Trump v. CASA ne tranche-t-elle qu’indirectement la question du droit du sol ?
L’affaire Trump v. Casa est la consolidation de trois affaires intentées par des individus (des mères enceintes), des groupes et les 22 États dirigés par les démocrates, alléguant l’inconstitutionnalité du décret numéro 14160 mettant fin à l’octroi automatique de la nationalité à tout enfant né sur le territoire des États-Unis.
Les trois juridictions saisies ont rendu des ordonnances suspendant l’application du décret applicable à tous sur tout le territoire des États-Unis et pas seulement aux requérants. Ce type de décision est communément appelé ordonnance « universelle ».
L’administration Trump a saisi la Cour suprême en procédure d’urgence mais ne lui a pas demandé de se prononcer sur la légalité du décret présidentiel – ce qui aurait été très risqué – mais sur celle de ces ordonnances dites nationwide, qui permettent à un juge de première instance de bloquer l’application d’une loi ou d’un décret non seulement pour les requérants mais pour toute personne susceptible de subir un préjudice si le décret est appliqué.
Le phénomène des ordonnances universelles, relativement récent (sans doute depuis 1963), s’est largement amplifié. On en dénombre aujourd’hui des dizaines, prises à l’encontre des administrations Obama, Biden, mais aussi de celle de Donald Trump durant son premier mandat.
Selon les périodes, ces ordonnances ont été vivement critiquées, tant par les démocrates que par les républicains. Cette prolifération s’explique par plusieurs facteurs, le principal étant un Congrès dysfonctionnel et polarisé, incapable d’adopter la moindre loi. Les présidents, dans ce contexte, ont alors cherché à mettre en œuvre leur programme par voie de décrets. Le parti d’opposition, en réponse, a saisi des juridictions perçues comme « favorables » (forum shopping), dont certaines ont ensuite rendu ce type d’ordonnances, souvent dénoncées par les administrations successives, qu’elles soient démocrates ou républicaines. Il y a donc bien un problème.
Était-ce vraiment le moment pour la Cour suprême d’intervenir dans cette affaire pour laquelle ce type d’ordonnance se justifie pleinement (afin d’éviter un patchwork de règles) alors même qu’elle n’avait rien fait durant les quatre années où l’administration Biden s’est retrouvée paralysée par les ordonnances des juges choisis avec soin par les républicains ?
Que dit l’opinion Trump V CASA Inc. ?
La décision a été rendue par six voix contre trois : les six juges conservateurs contre les trois juges progressistes. Sur les quelque 113 pages que compte l’arrêt, l’opinion majoritaire, rédigée par la juge Amy Coney Barrett, n’en occupe que 33.
La juge s’appuie sur une interprétation contestable, relevant d’un originalisme de façade, en remontant aux origines de l’Equity en Grande-Bretagne, et à la première loi instaurant les juridictions fédérales, le Federal Judiciary Act de 1789, pour conclure que ces juridictions ne disposent pas du pouvoir de rendre des ordonnances universelles. En conséquence, selon cette lecture, de telles ordonnances ne peuvent s’appliquer qu’aux seuls requérants ayant engagé une action en justice.
Cette opinion majoritaire est accompagnée de plusieurs opinions concordantes du bloc conservateur, et de deux opinions dissidentes : l’une de la juge Sotomayor, rejointe par ses deux collègues progressistes, et l’autre de la juge Jackson. Cette pléthore d’opinions séparées est révélatrice des divisions profondes au sein de la Cour.
Lors de l’annonce publique de la décision, la juge Sonia Sotomayor a pris la parole pour lire de longs extraits de son opinion dissidente, durant près de vingt minutes, devant le public présent à l’audience, après la déclaration d’Amy Coney Barrett. Cette pratique, appelée demosprudence, vise à porter les arguments au-delà du cercle restreint des juges et des juristes de la capitale fédérale et ici de souligner les dangers bien réels que cette décision fait peser sur les principes de séparation des pouvoirs, sur la démocratie, ainsi que sur la protection des droits de milliers d’individus qui n’auront ni les ressources ni les moyens juridiques d’intenter une action en justice pour s’opposer à un décret illégal pris par le président des États-Unis. Cela concerne en particulier tous les enfants à naître dans les 28 États dirigés par les républicains qui n’ont pas contesté le décret.
Quelle signification pour la primauté du droit et les libertés fondamentales ?
Les dangers sont réels, mais la Cour s’est uniquement prononcée sur le champ d’application des ordonnances. En d’autres termes, elles sont illégales car trop larges, une sorte d’absence de proportionnalité. Les juridictions de première instance auxquelles elle a renvoyé l’affaire peuvent donc adopter une autre rédaction.
De plus, la Cour a accordé un délai de trente jours avant que l’administration ne puisse appliquer le décret, ce qui permet aux requérants de tenter de constituer des actions de groupe (class actions) et aux juges de première instance d’essayer de comprendre comment appliquer l’arrêt de la Cour suprême. Il leur faut déterminer les implications pratiques de la décision, décider si une injonction moins large serait appropriée et si les États remplissent les conditions requises pour obtenir le remède recherché.
Contrairement à ce que semble penser Donald Trump, la situation est loin d’être réglée. Des marges d’action subsistent, mais elles s’ouvrent dans un contexte de grande confusion, source d’inquiétude et d’angoisse pour de nombreux parents, inquiets pour le sort de leurs enfants. Certains risquent de perdre leur droit à la citoyenneté américaine. Et ce n’est pas le seul droit fondamental en jeu.
Plus largement, une dizaine d’ordonnances similaires bloquent des décrets présidentiels de Trump, sans doute illégaux dont certains bloquent des fonds votés par le Congrès, d’autres démantèlent des agences, limogent des fonctionnaires, ciblent les personnes transgenres, ou encore visent à modifier les règles électorales, un domaine relevant des États, et si besoin, du Congrès, en aucun cas du président.