Génocide des Tutsi : pourquoi une plainte pour complicité vise aujourd’hui la Banque de France
Une plainte pour complicité de génocide et de crimes contre l’humanité commis au Rwanda en 1994 a été déposée contre la Banque de France. Décryptage.
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Par Didier Rebut, Professeur à l’Université Paris-Panthéon-Assas, Directeur de l’Institut de criminologie et de droit pénal de Paris, Membre du Club des juristes
Quels sont les faits et les qualifications visées par cette plainte ?
Les informations rapportées par les médias indiquent que les faits fondant cette plainte seraient des virements bancaires qui auraient été faits à partir d’un compte de la Banque nationale rwandaise qui était ouvert à la Banque de France.
Selon ces informations, la plainte soutiendrait que ces virements auraient permis l’acquisition de matériels et d’armes pour les forces génocidaires rwandaises. Ces faits auraient été commis entre mai et août 1994 alors que le conseil de sécurité ONU avait adopté le 17 mai 1994 une résolution (S/RES/918) qui imposait un embargo sur les armes à destination du Rwanda. La plainte reproche donc à la Banque de France d’avoir autorisé ces virements en violation de cet embargo et en sachant qu’un génocide était en cours au Rwanda.
Les qualifications visées par la plainte sont celles de complicité de génocide et de complicité de crimes contre l’humanité. Le génocide rwandais a donné lieu à de nombreuses condamnations par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) et des cours d’assises françaises qui ont considéré que les faits commis contre les tutsis en mai 1994 constituaient un génocide et des crimes contre l’humanité.
La qualification de complicité a été retenue car la plainte soutient que les virements autorisés par la Banque de France auraient apporté une aide et une assistance aux milices hutus, en leur permettant d’acquérir du matériel dont elles se seraient servies pour commettre leurs crimes.
Quels sont les auteurs de cette plainte et pourquoi est-elle si tardive par rapport à la date des faits ?
La plainte a été déposée par une association dénommée le Collectif des parties civiles pour le Rwanda et les deux personnes ayant créé cette association. Cette association a été partie civile dans tous les procès sur les crimes commis au Rwanda qui ont eu lieu en France. Les médias font état que la plainte aurait été déposée au Doyen des juges d’instruction du Pôle crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre du Tribunal judiciaire de Paris, ce qui fait supposer qu’il s’agit d’une plainte avec constitution de partie civile. Si cela est bien le cas, le Parquet national antiterroriste (PNAT) aura l’obligation d’ouvrir une information judiciaire en prenant un réquisitoire introductif. Cette association et les personnes plaignantes tirent leur droit de mettre en mouvement l’action publique des lois n’° 95-1 du 2 janvier 1995 et n° 96-432 du 22 mai 1996 qui prévoient que toute personne lésée peut, en portant plainte, se constituer partie civile pour les crimes entrant dans la compétence du TPIR. Ces dispositions autorisent donc les victimes à déclencher les poursuites en France pour génocide et crimes contre l’humanité commis au Rwanda en 1994, ce qui est une différence avec la compétence universelle pour le génocide ou les crimes contre l’humanité commis dans d’autres pays pour lesquels seul le Ministère public peut mettre en mouvement l’action publique. L’article 689-11, alinéa 4, du Code de procédure pénale prévoit en effet que les poursuites pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes et délits de guerre en application de la compétence universelle ne peuvent être exercées qu’à la requête du Procureur de la République antiterroriste. Cela a pour conséquence que les personnes se prétendant victimes de ces infractions peuvent seulement déposer une plainte simple qui ne peut pas en elle-même mettre en mouvement l’action publique. Cette mise en mouvement est le monopole du Procureur de la République antiterroriste. Cette restriction au droit de se constituer civile ne concerne pas les crimes commis au Rwanda qui font l’objet d’un régime spécial prévu par les lois n’° 95-1 du 2 janvier 1995 et n° 96-432 du 22 mai 1996.
S’agissant de la tardiveté de la plainte, les plaignants ont expliqué qu’ils avaient « mis longtemps à réaliser que la Banque de France pouvait être poursuivie pour avoir utilisé des fonds de la Banque du Rwanda pour l’achat d’armement ». On peut penser que la plainte a aussi été inspirée par l’arrêt de l’Assemblée plénière du 25 juillet dernier ayant validé la mise en examen pour complicité de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre d’un ancien directeur de la Banque centrale syrienne. Cette mise en examen lui reproche d’avoir financé la fabrication d’armes chimiques ayant servi à la commission de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. L’apport de l’arrêt du 25 juillet 2025 a été d’écarter son immunité. L’assemblée plénière a en effet considéré que le génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre font exception à l’immunité des agents de l’État agissant dans l’exercice de leurs fonctions. Les faits ayant donné lieu à cet arrêt sont très proches de ceux visés par la plainte contre la Banque de France puisque, dans les deux cas, les faits poursuivis sont des financements par une banque d’État qui auraient servi à l’acquisition d’armes pour commettre des crimes internationaux.
Quelles peuvent-être les suites de la plainte contre la Banque de France ?
Comme cela a été dit, le dépôt d’une plainte avec constitution de partie civile, ce qui semble être le cas en l’espèce, a pour effet de mettre en mouvement l’action publique. Cette mise en mouvement intervient au moyen d’un réquisitoire introductif délivré par le ministère public aux fins d’ouverture d’une information judiciaire, laquelle donne lieu à la désignation d’un ou plusieurs juges d’instruction. La délivrance d’un réquisitoire introductif s’impose au PNAT qui est donc contraint de mettre en mouvement l’action publique. Il incombera ensuite au(x) juge(s) d’instruction désigné(s) de conduire l’information judiciaire, c’est-à-dire d’accomplir et de faire accomplir des investigations sur les faits visés par la plainte. Ces investigations pourront être conduites en France, puisque ces faits y ont été commis par une personne morale dont le siège social est en France. C’est une différence importante avec les procédures françaises ayant concerné des crimes commis au Rwanda, lesquelles supposaient des déplacements sur place pour dresser des constats des lieux et faire les auditions des victimes et des témoins. Cela ne signifie pas que l’information judiciaire sur cette plainte sera conduite rapidement car les faits sont anciens et les preuves peuvent être difficiles à retrouver. Les plaignants ont cité en exemple dans la presse une précédente plainte qu’ils ont déposée en 2017 contre BNP Paribas et dont l’instruction est toujours en cours.
Il incombera aussi au(x) juge(s) d’instruction d’apprécier si la Banque de France bénéficie d’une immunité pour les faits qui lui sont reprochés. Certes, cette absence d’immunité semble découler de l’arrêt du 25 juillet rendu par l’assemblée plénière. Mais celui-ci a concerné une personne physique ayant la qualité d’agent d’État, ce qui n’est pas le cas de la Banque de France. Celle-ci est une entité de l’État avec un statut juridique de personne morale de droit public autonome. La question se pose donc de savoir si elle n’a aucune immunité fonctionnelle en cas de génocide et de crimes contre l’humanité à l’instar d’un agent d’État.