Aux États-Unis, qui peut déclarer la guerre : le président ou le Congrès ?
Alors que les États-Unis ont mené dans la nuit du 21 au 22 juin 2025 une série de frappes ciblées contre l’Iran, une question ancienne ressurgit avec acuité : qui, du président ou du Congrès, détient le pouvoir de faire usage de la force militaire ? En invoquant la menace imminente, l’administration Trump a agi sans autorisation parlementaire explicite. Cette décision relance le débat sur la répartition constitutionnelle des compétences en matière de guerre.

Par Lucie Delabie, Professeure de droit public et membre élue au sein de la Commission de la recherche (UPJV)
Les frappes ordonnées par Donald Trump contre l’Iran respectent-elles le cadre constitutionnel américain ?
« L’ordre que nous avons reçu de notre commandant en chef était précis, clair et sans équivoque ». C’est ainsi que Pete Hegseth, ministre américain de la défense, fait état à la presse de l’action menée par les États-Unis sur le territoire iranien dans la nuit du 21 au 22 juin 2025, soulignant que celle-ci « avait pour seul objectif (…) de dégrader la capacité clandestine d’enrichissement d’uranium qui menace la sécurité des États-Unis et de leurs alliés. (…) Il s’agissait d’une mission de précision, planifiée à l’avance et hautement classifiée; il ne s’agissait pas d’une guerre, mais d’une action défensive destinée à conjurer une future menace existentielle ».
Aux États-Unis, de nombreuses voix se sont élevées contre une telle action, intervenue alors même qu’un projet de résolution bipartisane ( « concurrent war power resolution ») avait été présentée dès les premiers jours des frappes entre Israël et l’Iran à la Chambre des représentants dans le but précis de « retirer les forces armées des États-Unis des hostilités non autorisées dans l’État islamique d’Iran » et ordonnant à Trump de « mettre fin » au déploiement de troupes américaines contre l’Iran sans « déclaration de guerre autorisée ou autorisation spécifique d’utilisation de forces militaires contre l’Iran ». Cela n’aura pas entravé la décision du Président Trump de frapper l’Iran au nom de la menace imminente du programme nucléaire à la sécurité nationale, qui n’a pas même eu à opposer son veto, contrairement à ce qu’il avait fait en 2020 contre une résolution du Congrès dont l’objet visait à limiter les actions militaires américaines en Iran après la frappe contre le général Soleimani.
Bien que la Constitution, adoptée en 1787, opère une répartition précise des pouvoirs respectifs du Président et du Congrès, celle-ci est sujette à interprétation. L’article I, section 8 attribue en effet au Congrès le pouvoir de déclarer la guerre ainsi que celui d’entretenir des armées et de réglementer les forces armées tandis que l’article II section 2 fait du Président le commandant en chef des forces armées et détenteur à cet titre des « war powers ». Ce partage de compétences reflète la volonté des Pères fondateurs de maintenir un équilibre entre les branches exécutive et législative : au Congrès le pouvoir de décider de l’entrée en guerre, au Président la conduite militaire une fois la guerre décidée. Cette architecture constitutionnelle découle du souvenir encore vif de la domination britannique et de la méfiance à l’égard des pouvoirs excessifs d’un exécutif isolé. Néanmoins, cette répartition conserve une part d’ambiguïté car la Constitution ne définit pas ce qu’est une guerre au sens juridique. Elle ne précise pas non plus si des interventions limitées ou des frappes ponctuelles doivent faire l’objet d’une autorisation préalable du Congrès.
Qu’en est-il de la pratique institutionnelle ?
La variété d’interprétations du texte constitutionnel a ouvert la voie à une pratique extensive du pouvoir présidentiel. L’histoire américaine révèle en effet une tendance progressive à la concentration du pouvoir de guerre entre les mains de l’Exécutif. La guerre de Corée (1950-1953), menée par le président Truman sans déclaration formelle, constitue un précédent majeur : elle fut justifiée par une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies, sans approbation explicite du Congrès. La guerre du Vietnam a renforcé encore cette dynamique.
Face à cette prééminence présidentielle, le Congrès adopte en 1973 la War Powers Resolution, censée limiter la capacité du président américain à lancer ou à intensifier des actions militaires à l’étranger. En vertu de ce texte, le Congrès doit être consulté avant d’engager les forces armées dans des hostilités ou des situations où une implication militaire est imminente. En cas d’urgence, il doit notifier le Congrès dans un délai de 48 heures après le début des opérations militaires. La résolution impose une limite de 60 jours pour les opérations militaires sans autorisation formelle du Congrès. Si le Congrès ne donne pas son accord pour prolonger l’engagement, le Président doit retirer les troupes dans un délai de 30 jours supplémentaires. En outre, la résolution définit trois cas où le Président peut engager les forces armées : Une déclaration de guerre par le Congrès, une autorisation législative spécifique (Authorization for the Use of Military Force ou AUFM), une urgence nationale résultant d’une attaque contre les États-Unis, ses territoires ou ses forces armées.
Cette résolution n’a pas empêché les États-Unis de mener des interventions militaires sans déclaration de guerre, notamment à Grenade (1983), au Panama (1989), au Kosovo (1999), en Afghanistan (2001), en Irak (2003), en Libye (2011), en Syrie ou encore au Yémen (depuis 2014). Barack Obama a par exemple justifié l’intervention en Libye en 2011 sans solliciter l’autorisation du Congrès, en arguant que les opérations étaient limitées en durée et en portée. Les frappes visant à mener des exécutions extrajudiciaires, notamment par drone, hors des théâtres de guerre traditionnels excluent également une autorisation du Congrès. Depuis les années 2000, les présidents américains ont justifié de telles frappes ciblées contre des individus identifiés comme terroristes présumés, parfois citoyens américains, sur le fondement des pouvoirs inhérents du président comme commander in chief et des AUMF adoptées par le Congrès en 2001 et en 2002 dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme ». La première a servi de base à l’action américaine notamment en Afghanistan, au Yémen et en Syrie; la seconde a justifié l’intervention en Irak en 2003. Le cas le plus emblématique est celui d’Anwar al-Awlaki, citoyen américain tué au Yémen en 2011 par un drone, autorisée par l’administration Obama.
Les administrations américaines respectives ont également pu, selon les circonstances, fonder de telles actions sur le droit international, et plus précisément sur la légitime défense. Tel est le cas des frappes menées en Iran le 22 juin. Si le Président Trump n’a fourni aucune justification juridique précise dans ses déclarations, la représentante des États-Unis à l’ONU Dorothy Shea a cependant déclaré devant les membres du Conseil de sécurité que « cette opération visait à éliminer une source d’insécurité mondiale de longue date mais en rapide augmentation, et à aider notre allié Israël dans notre droit inhérent à la légitime défense collective, conformément à la Charte ». Cette position relève toutefois d’une interprétation extensive du droit international en vue de mener des frappes préemptives, des ripostes à des menaces non immédiates, et des attaques contre des groupes non étatiques. Selon cette doctrine, le Président peut ordonner l’élimination d’une menace imminente, même hors du territoire américain et en dehors d’un cadre de guerre conventionnelle. Une telle interprétation n’est toutefois pas conforme à l’article 51 de la Charte des Nations Unies, lequel conditionne une telle action à l’existence d’une agression armée préalable.
Qui contrôle le pouvoir de guerre du Président ?
L’usage répété des autorisations d’emploi de la force (AUMF), souvent anciennes, a fait l’objet de critiques importantes, y compris de la part des présidents eux-mêmes. En 2021, Joe Biden a justifié des frappes en Syrie uniquement par son autorité de commandant en chef et par la légitime défense internationale au titre de la Charte des Nations Unies, sans évoquer l’AUMF, qu’il souhaitait justement réformer. Ce choix illustre une volonté politique d’éviter de légitimer davantage l’usage extensif et parfois controversé de ces anciennes autorisations pour des opérations de force. Certains élus souhaitent restaurer une vraie délibération démocratique avant tout engagement militaire significatif. Mais les enjeux de sécurité nationale, la rapidité des menaces contemporaines et la concentration des moyens dans les mains de l’Exécutif compliquent toute réforme profonde.
Malgré l’affirmation constitutionnelle de ses compétences, le Congrès éprouve des difficultés récurrentes à s’opposer aux décisions du Président. Plusieurs raisons expliquent cette faiblesse : la lenteur du processus législatif, inadaptée à l’urgence militaire ; le coût politique d’un blocage des crédits militaires ; la polarisation partisane, qui freine l’émergence de majorités critiques, surtout en temps de crise. Le contrôle budgétaire reste un outil potentiel. Ainsi, en 1974, le Case-Church Amendment mit fin au financement de l’engagement américain au Vietnam. Dans les années 1980, le soutien aux Contras nicaraguayens fut bloqué par des restrictions financières du Congrès, ce qui mena à l’affaire Iran-Contra, où des membres de l’administration contournèrent ces interdits de manière illégale. Ces épisodes illustrent les capacités et les limites du Congrès à contrôler les actions présidentielles en matière militaire. Souvent, il intervient a posteriori, voire abandonne de facto sa compétence d’initiative.
Quant aux juridictions nationales, la Cour suprême n’a jamais statué clairement sur la question de savoir qui détient, en dernière analyse, le pouvoir de déclencher un conflit armé. Elle s’est refusée à trancher des litiges sensibles en invoquant la « political question doctrine », une règle jurisprudentielle selon laquelle certaines questions relèvent du champ politique et non du droit justiciable. Cependant, la Cour est intervenue sur des points liés à la guerre et aux droits fondamentaux. Dans l’affaire Hamdi v. Rumsfeld (2004), elle affirme qu’un citoyen américain capturé comme combattant ennemi en Afghanistan a droit à une procédure judiciaire minimale. Dans Rasul v. Bush (2004), elle reconnaît aux détenus de Guantanamo le droit de recours devant les tribunaux fédéraux. Ces décisions limitent les pouvoirs présidentiels en matière de détention, mais ne s’attaquent pas directement à la question de l’entrée en guerre.
Le cas des frappes menées contre l’Iran en juin 2025 montrent une fois de plus combien la frontière entre action militaire ponctuelle et guerre peut être floue dans le droit américain. L’ambiguïté constitutionnelle, combinée à la rapidité des menaces et à l’évolution des technologies (notamment les frappes ciblées et les opérations par drones), a contribué à renforcer de manière continue le pouvoir du Président au détriment du Congrès. Si des garde-fous existent, ils peinent à contrecarrer la dynamique présidentielle, souvent portée par les exigences de la sécurité nationale. En réalité, le Congrès a de plus en plus souvent laissé s’installer une forme de délégation implicite, rarement remise en cause sauf en cas d’échec ou de scandale.