Par Jean-Baptiste Dudant, Professeur de droit public à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines

Quelle est la déclaration japonaise à l’origine de ces tensions ?

À l’occasion d’une audition parlementaire qui s’est tenue le 7 novembre dernier, la nouvelle Première ministre japonaise, Sanae Takaichi, était appelée à exposer la position officielle de son gouvernement concernant une hypothèse qui ne cesse de faire la une des journaux : celle d’un blocus maritime organisé par la Chine autour de l’île de Taïwan. La réponse apportée par cette dernière reprend la ligne désormais traditionnelle du Japon en matière de légitime défense, mais que l’ancien Premier ministre Shinzo Abe prenait soin d’éviter d’étendre à la question taïwanaise. Contrairement à ce dernier, l’actuelle Première ministre observe que, dans une telle hypothèse, le risque d’escalade militaire dans la région serait inéluctable – compte tenu, notamment, de l’assistance que les États-Unis d’Amérique pourraient apporter à leur allié taïwanais. Par conséquent, cette situation, bien que se déroulant en dehors du territoire japonais, pourrait représenter à terme une menace existentielle justifiant de mobiliser son droit de légitime défense collective.

Cette déclaration, qualifiée par les autorités chinoises de soutien apporté à Taïwan, a conduit la République populaire de Chine à adopter une série de sanctions contre le Japon. Elle manque pourtant de remarquer que la position japonaise se situe certes sur le plan de la légitime défense collective, mais qu’elle se fonde en réalité sur la nécessité de protéger le Japon plutôt que Taïwan. Autrement dit, même si l’exercice de la légitime défense collective revenait, en pratique, à aider militairement Taïwan, le Japon n’entendrait pas exactement soutenir ce dernier, mais viserait bien à se protéger des conséquences d’une crise régionale provoquée par un blocus maritime chinois. En guise de réponse, la porte-parole du ministre des Affaires étrangères chinois a largement condamné cette rhétorique survivaliste, accusée de servir de prétexte pour exercer un droit de légitime défense que le Japon n’aurait pas le droit d’exercer en l’espèce. La Chine rappelle, à raison, que ce discours avait déjà été tenu par le Japon avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, notamment pour justifier l’invasion de la Mandchourie et l’entrée en guerre contre les États-Unis d’Amérique (v. à la p. 181 de cet ouvrage).

Cette comparaison relève toutefois davantage d’une stratégie argumentative de Pékin que d’une analogie pertinente, tant les conditions géopolitiques et juridiques diffèrent radicalement.

Pourquoi le Japon relie-t-il l’exercice du droit de légitime défense collective à une menace existentielle ?

Toujours selon la porte-parole chinoise, la prétention formulée par la Première ministre du Japon détonne quelque peu avec une restriction qui figure à l’article 9 de sa Constitution nationale, en vertu de laquelle : « (…) le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ainsi qu’à la menace ou à l’usage de la force (…) ». La RPC sous-entend ainsi que le recours à la légitime défense collective envisagé par le Japon serait contraire à son droit constitutionnel et, par extension, à la Déclaration de Potsdam du 26 juillet 1945 qui prévoyait son désarmement à l’issue de la guerre.

Il faut avouer que cette interprétation pacifiste dominait assez largement la position officielle du Gouvernement japonais, au moins jusqu’à la création des Forces d’autodéfense en 1954. Il a néanmoins fallu attendre une décision de la Cour suprême du Japon, publiée le 16 décembre 1959, avant qu’une interprétation favorable à l’exercice du droit de légitime défense soit déclarée conforme à l’article 9 précité. C’est à cette occasion que l’argument de la survie est mobilisé pour la première fois, dans le but d’entériner une interprétation extensive de la Constitution japonaise. Après avoir relevé que rien, dans celle-ci, ne retire au Japon son droit de légitime défense, la juridiction ajoutait que l’exercice de ce droit était indispensable pour « garantir sa survie » (Japan c. Shigeru Sakata et al.).

Dès lors, chaque fois que les autorités japonaises plaident en faveur d’une interprétation toujours plus libérale de l’article 9, cette rhétorique survivaliste est mobilisée. En 1959, elle permettait de soutenir que le Japon bénéficiait du « droit naturel de légitime défense individuelle » (nous soulignons, art. 51 de la Charte de l’ONU). Depuis le début des années 2000, cet argumentaire permet au Japon de progressivement justifier l’exercice de son droit de légitime défense collective, lui permettant d’agir hors de son territoire. Les Gouvernements japonais successifs soulignent ainsi qu’une attaque contre le Japon ou contre l’un de ses alliés ou l’un de ses voisins pourrait constituer une menace à sa survie justifiant un recours en légitime défense (v. à la p. 279 de cette revue).

C’est tout simplement cette ligne qu’a tenue la Première ministre japonaise le 7 novembre dernier, en l’étendant cette fois à un territoire que la RPC refuse de reconnaître comme État : Taïwan.

Quelle place laissée au statut de Taïwan dans ce combat diplomatique ?

La RPC n’a eu de cesse de souligner qu’il était théoriquement impossible d’invoquer un droit de légitime défense collective en faveur de Taïwan sans considérer cette dernière d’État souverain. La règle étant une règle interétatique, l’invoquer à l’égard de Taïwan conduit à reconnaître ce dernier comme État. Or, à partir du moment où Taïwan prétend être la « République de Chine », on sait que la RPC s’oppose à la possibilité, pour un État tiers, de reconnaître simultanément ces deux États. En vertu de la « politique d’une seule Chine », les États doivent choisir qui reconnaître. Compte tenu du poids économique considérable de la RPC sur la scène internationale, ils choisissent massivement de reconnaître cette dernière plutôt que la République de Chine (Taïwan).

La RPC réplique que la position japonaise constitue une ingérence dans ses affaires intérieures et une violation du « one-China principle ». Elle affirme ainsi que la question taïwanaise relève uniquement de sa souveraineté et échappe à toute intervention extérieure. À cette question délicate que le Japon prend manifestement soin d’éviter, le Sénat états-unien ainsi que le Parlement européen soutiennent que le « one-China policy », distingué du premier principe, ne devrait pas signifier que la Chine aurait le droit de recourir à la force contre Taïwan – et cela, quel que soit son statut.