Par Brunessen Bertrand, Professeure à l’Université de Rennes, Membre de l’Institut universitaire de France

Deux procédures sont engagées contre Shein, en quoi consistent-elles exactement ?

Deux procédures distinctes ont été engagées, qui peuvent être menées séparément ou simultanément, selon la gravité des faits et la réactivité de la plateforme.

Du côté du ministère de l’Économie, il s’agit d’une procédure administrative conduite par la DGCCRF, sur le fondement des articles L. 521-1 et L. 521-3-1 du Code de la consommation.

L’article L. 521-1 permet d’adresser une injonction de mise en conformité lorsqu’un professionnel commercialise des produits dangereux ou manifestement illicites.

L’article L. 521-3-1, « l’injonction numérique », permet, en cas de non-conformité persistante ou d’auteur non identifiable, de saisir des tiers techniques (hébergeurs, moteurs de recherche, fournisseurs d’accès, etc.) pour restreindre, déréférencer ou bloquer l’accès à la plateforme concernée.

C’est ce dispositif qui avait été appliqué contre Wish en 2021. Le délai de 48 heures mentionné par Bercy n’a pas de valeur juridique : il s’agit d’un délai politique et indicatif, destiné à mesurer la réactivité de Shein face à la mise en demeure.

Du côté du ministère de l’Intérieur, il s’agit d’une procédure judiciaire, fondée sur l’article 6-3 de la Loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN). Ce texte autorise le président du tribunal judiciaire, statuant en procédure accélérée au fond, à prescrire toute mesure propre à prévenir ou faire cesser un dommage causé par un service en ligne : par exemple, le blocage, le déréférencement ou la suspension temporaire du site. Le ministre de l’Intérieur a indiqué avoir saisi la justice sur ce fondement pour faire cesser la diffusion de produits illicites (poupées sexuelles d’apparence enfantine et armes prohibées).

Ces mesures ne constituent pas une sanction, mais des mesures préventives et temporaires visant à faire cesser un dommage ou à prévenir un risque grave pour l’ordre public.

Côté ministère de l’Économie : pouvez-vous préciser le modus operandi et la logique de protection du consommateur ?

La procédure suit une logique graduée : constat des produits ou contenus illicites par la DGCCRF, injonction de mise en conformité adressée au professionnel (article L. 521-1) et éventuellement injonction numérique (L. 521-3-1) si la mise en conformité n’a pas eu lieu ou si l’auteur n’est pas identifiable.

L’objectif n’est pas de punir, mais de prévenir les risques pour les consommateurs et de garantir la sécurité des produits mis sur le marché français. Cette procédure administrative peut être conduite indépendamment d’une action judiciaire, même si les deux démarches peuvent se renforcer mutuellement dans les cas les plus graves.

Côté ministère de l’Intérieur : que peut décider la justice dans ce cas ?

L’article 6-3 LCEN, modifié par la loi SREN du 21 mai 2024, confère au président du tribunal judiciaire le pouvoir d’ordonner toutes mesures propres à prévenir ou faire cesser un dommage causé par le contenu d’un service en ligne. Le juge peut ainsi, à la demande du ministre compétent bloquer l’accès à tout ou partie du site, ordonner un déréférencement ou toute autre mesure technique proportionnée.

Ces décisions ont une portée préventive : le juge n’inflige pas une sanction, il agit pour faire cesser un trouble grave à l’ordre public ou à la sécurité publique. La durée du blocage est limitée : il prend fin dès que la plateforme apporte la preuve de sa mise en conformité.

Pourquoi viser spécifiquement Shein alors que d’autres plateformes ont également proposé des produits interdits ?

D’autres plateformes (AliExpress, Temu, Wish) ont effectivement été contrôlées par la DGCCRF, mais Shein est aujourd’hui au cœur des enjeux pour plusieurs raisons. D’abord, Shein a un modèle hybride : elle vend directement une large part des produits sous sa propre marque, tout en hébergeant aussi des vendeurs tiers via sa marketplace. À ce double titre, elle cumule les obligations du vendeur professionnel et celles d’un fournisseur de plateforme soumis au DSA, notamment en matière de traçabilité et de vérification des vendeurs tiers, sans pour autant être responsable de la sélection de chacun d’eux.

Ensuite, Shein avait déjà été mise en cause par plusieurs associations et médias pour des problèmes de conformité ou de sécurité de certains produits, mais la procédure engagée en novembre 2025 constitue la première action publique formalisée des autorités françaises à son encontre. Enfin, elle a été désignée “Very Large Online Platform (VLOP)” par la Commission européenne le 26 avril 2024, au titre du Digital Services Act. Cette désignation, fondée sur un seuil de plus de 45 millions d’utilisateurs actifs mensuels dans l’UE, soumet Shein à des obligations renforcées de gestion des risques, de transparence et d’audit. Ce statut européen n’emporte pas de mesure nationale automatique, mais il impose à Shein des obligations renforcées de diligence, de transparence et de gestion des risques systémiques, sous le contrôle de la Commission européenne, conformément aux articles 34 et suivants du Digital Services Act.

Cela permet aussi aux autorités françaises de rappeler qu’une plateforme qualifiée de Very Large Online Platform (VLOP), même lorsqu’elle est établie à l’étranger, demeure tenue de se conformer au droit français dès lors qu’elle exerce une activité sur le territoire national, notamment en matière de sécurité, de loyauté et de conformité des produits.

L’articulation entre la régulation européenne, structurelle et préventive, et les instruments nationaux, opérationnels et correctifs, illustre ici la complémentarité des deux niveaux de régulation, et non une concurrence de compétences.

Les procédures engagées concernent l’activité en ligne de Shein, non ses magasins physiques, qui ne sont pas directement visés.

Sur la cohérence de la régulation et l’égalité de traitement entre plateformes

Les mêmes textes, Code de la consommation et LCEN, s’appliquent à toutes les plateformes présentes sur le marché français. La différence de situation ne tient donc pas au droit applicable, mais à la gravité des manquements constatés, à l’état d’avancement des contrôles, et au statut européen des plateformes : certaines, comme Shein ou AliExpress, sont désormais qualifiées de Very Large Online Platforms (VLOP) au sens du Digital Services Act, tandis que d’autres, comme Wish ou Temu, relèvent encore du régime général des plateformes en ligne.

Le cas Shein est emblématique car il combine des infractions particulièrement sensibles, une très forte visibilité publique et un statut européen de VLOP, qui renforce ses obligations de vigilance.

Cette affaire illustre la complémentarité entre le droit français et le droit européen ; d’un côté, le DSA qui encadre la gouvernance et la conformité structurelle des grandes plateformes ; de l’autre, le droit français permet d’agir rapidement pour faire cesser des infractions sur le territoire national, en articulation avec la Commission européenne.