Par Édouard Coulon, Maître de conférences en droit public à l’Université de Lille

Quel est le premier vote de l’Assemblée ?

Lors d’un premier vote, les députés ont adopté le doublement du taux de la taxe sur certains services fournis par les grandes entreprises du secteur numérique (TSN).

Cette taxation, surnommée « Taxe GAFAM », avait été instaurée en 2019 après l’échec des négociations au niveau de l’Union européenne. Elle se distingue de l’impôt sur les sociétés, en ce qu’elle frappe le chiffre d’affaires plutôt que les bénéfices. Ce choix permet alors de contourner les obstacles posés par les conventions fiscales internationales.

Sont ainsi assujettis à cette taxe les grands groupes de services numériques réalisant notamment plus de 750 millions d’euros de chiffre d’affaires mondial. Par cette taxe, le législateur a entendu appréhender la valeur issue de la monétisation des données des utilisateurs et des transactions facilitées par les interfaces en ligne. L’assiette de la taxe est déterminée à l’aide d’un coefficient de présence nationale qui correspond à la proportion d’utilisateurs situés en France par rapport au nombre total d’utilisateurs du service, multiplié par les sommes encaissées pour ce service au niveau mondial. Sur cette base, un taux de 3 % est actuellement appliqué.

Par une décision du 12 septembre 2025, le Conseil constitutionnel a validé la constitutionnalité de ces articles au regard du principe d’égalité en matière fiscale.

Semblant s’appuyer sur cette validation, les députés ont proposé d’augmenter le taux de prélèvement applicable. Argumentant sur la faiblesse de son rendement (785 millions d’euros en 2024), les députés ont proposé confusément différents taux voire une progressivité de cette taxe. Finalement, les parlementaires ont adopté un amendement portant le taux de cette contribution à 6 % et relevant le seuil d’assujettissement à 2 milliards d’euros, dans le but affiché d’imposer plus fortement les groupes américains.

Cette volonté s’est également exprimée à l’occasion d’une révision de l’imposition sur les sociétés lors d’un second vote.

Quel est le second vote de l’Assemblée ?

Avant même la modification du taux de la TSN, les députés ont employé le critère du chiffre d’affaires pour chambouler les règles applicables en matière de fiscalité des sociétés.

Reprenant un amendement déjà adopté l’année dernière, les auteurs proposent à l’Assemblée d’imposer en France les bénéfices réels ou supposés de toutes les personnes morales ayant une activité en France. Pour ce faire, ce texte repose sur la comparaison entre le niveau de chiffre d’affaires réalisé en France par rapport à celui mondial et le niveau de bénéfice réalisé en France par rapport aux bénéfices de toutes les entités juridiques détenues par la personne morale en cause. Si le ratio du chiffre d’affaires est inférieur à celui du bénéfice, alors il y aurait un « déficit fiscal » au détriment des finances publiques françaises. Aussi, cet écart serait comblé par un rehaussement forfaitaire de l’assiette imposable en France. Enfin, cette somme serait alors imposée à un taux établi à partir de la différence entre le montant des impôts payés dans le monde par la personne morale et le montant qui serait payé si ce bénéfice mondial était taxé en France.

Reposant sur la déclaration, la collecte et le traitement d’un grand nombre d’informations fiscales, ce « Pilier 2 à la française » tend alors à garantir une imposition minimum de 25 %. Le texte écarte alors toutes les problématiques liées à la détermination des prix de transfert et remet en cause les règles fiscales internationales. Les déductions réalisées par les entreprises, aussi contestables qu’elles puissent parfois être, sont tout simplement neutralisées.

Selon ses auteurs, cette imposition rapporterait 26 milliards d’euros à l’État. Si ce chiffrage paraît contestable en raison de la certaine incompatibilité de ce texte avec les conventions fiscales signées par la France, le droit de l’Union européenne ou la Constitution, il l’est également parce que ce dispositif constitue une présomption très générale d’évasion fiscale, relativisant grandement sa portée. En effet, le dernier alinéa dispose que cette imposition n’a pas lieu d’être si le contribuable démontre que l’écart entre le bénéfice français et le chiffre d’affaires sur le territoire ne serait pas constitutif d’un montage artificiel.

Ce dernier point souligne que cette proposition relève davantage d’une déclaration politique que d’une réforme fiscale aboutie.

Qu’est-ce qui justifie ces votes ?

Lors de ces débats relativement brefs, les députés ont exprimé la volonté de lutter, tout à la fois, contre l’optimisation fiscale, l’évasion fiscale ou encore la fraude fiscale qui serait pratiquée par ces entreprises multinationales. Témoins d’une certaine confusion des termes, ces justifications soulignent la méfiance que suscitent les entreprises multinationales.

Ce sentiment se justifie en partie par la modification des équilibres économiques que leurs activités entraînent et le changement de paradigme de la fiscalité internationale qui en découle. En effet, les entreprises du secteur numérique profitent bien d’un décalage entre le lieu de création de la valeur — territoire de l’utilisateur — et le lieu d’imposition de leur bénéfice. En outre, une pratique contestable des prix de transfert existe bien et fait d’ailleurs l’objet d’un important contentieux.

Cette méfiance se double alors de la remise en cause de la Solution reposant sur deux piliers, présentée par l’OCDE en 2021, visant à mettre à jour le système fiscal international face aux défis de la numérisation de l’économie. Emportant l’adhésion de plus de 140 juridictions depuis lors, elle a donné lieu à d’intenses négociations concernant la mise en place d’un Pilier 1, d’une part, proposant une nouvelle méthode de répartition de l’imposition des grands groupes, et l’application d’un Pilier 2, d’autre part, concernant l’imposition minimale de ces acteurs. Or, les votes du 28 octobre manifestent un scepticisme vis-à-vis de ces avancées. Indéniablement, la mise en œuvre de cette approche demeure sujette à caution, que ce soit en raison de l’éventuelle neutralisation d’une partie de Pilier 2 pour les sociétés mères américaines ou encore de l’incertitude autour des négociations concernant Pilier 1. La TSN avait d’ailleurs été établie dans l’attente d’un accord sur ce texte.

En tout état de cause, ces défis ne sauraient être résolus unilatéralement par les députés. Il est regrettable que ces questions fiscales soient traitées dans la précipitation du calendrier budgétaire, alors qu’elles mériteraient que les parlementaires s’en saisissent lors d’un débat clair et raisonné.

Pour l’heure, les votes du mardi 28 octobre de l’Assemblée nationale risquent d’être effacés par la transmission du projet de loi de finances dans sa version initiale au Sénat.